J’avais donc du mal à être « nigérien », ou pour mieux dire, à être « national. » Dans les groupes de Nigériens, je me moquais volontiers du concept d’identité nationale, si bien qu’un jour, je m’attirais de la part d’un esprit logique (ô combien, on le verra tout à l’heure) l’interrogation suivante : « Est-ce que cela veut dire que si nous sommes en guerre, tu ne t’engageras pas dans l’armée ? » « Certainement pas ! » fis-je, par manière de plaisanterie, « je protégerai vos arrières ! » Mais cette réponse n’arracha pas un sourire à mon interlocuteur. Elle était sérieuse. Elle posait un problème. C’est peut-être à cette époque que je notais dans un de mes carnets ceci : « A quoi sert la nation ? Je veux dire, à quoi sert l’idée d’aimer un certain groupe de gens à l’exclusion de tout autre, et par suite l’idée de se sacrifier à ce groupe de gens, notamment en immolant toute personne exclue de ce groupe qui serait désignée par l’Etat ? Est-ce que j’aime les Nigériens au point de tuer des Maliens pour eux ? Et en quoi cet amour est-il utile ? La nation est utile à l’Etat. » En gros, ce que je voulais dire je suppose, c’est que la nation est comme l’armée de l’Etat, du moins potentiellement. L’armée réelle exige l’esprit de discipline et de camaraderie, et la nation exige qu’on abdique en un sens son sens critique pour obéir aux lois de l’Etat et avoir l’esprit patriote, une sorte d’amour vague et inconditionnel pour ses compatriotes. Mais je voyais bien que, comme la monnaie, l’amour patriotique est chose fiduciaire. Il n’a de valeur qu’autant qu’on est amené ou contraint de croire qu’il en a. Néanmoins, il ne pouvait pas être né du néant : tout comme la monnaie, encore une fois, il a dû répondre à un besoin naturel quelconque. Il est vrai que nous naissons (la racine du mot « nation » est « nati », qui veut dire « né » en latin) dépendant d’un groupe défini, au-delà même de la famille natale : le village, et l’ensemble plus large auquel, possiblément, il est intégré. Mais en quoi cela mène-t-il à la nation, telle qu’elle existe aujourd’hui sur le théâtre du monde ? Aucune réponse ne me semblait raisonnable, simplement parce que je voyais bien que l’Etat (je ne l’ai pas encore défini, et ne le ferai pas avant le dernier paragraphe de cette entrée-essai) était lié à la nation. La formule « Etat-nation » me paraissait tout à fait adéquate, descriptivement. Si l’Etat du Niger ne s’en était pas mêlé, il n’y a aucune chance que je me fusse senti tenu d’acquiescer au qualificatif de « Nigérien ». Mais comment comprendre ce trait d’union entre l’Etat et la nation ?
Une autre manière, plus pragmatique, d’aborder ce problème précis est le suivant : ce trait d’union a-t-il toujours existé ?
Aujourd’hui, on aurait beau cherché, il n’y a nulle part où on peut voir autre chose que des Etats-nation établis ou aspirant à être établis. On peut discuter à perte de vue sur la solidité, la légitimité, la réalité de ces Etats-nation : il n’en reste pas moins qu’ils sont là, tous exhibant uniformément les mêmes éléments distinctifs : territoire national, capitale nationale, drapeau national, monnaie nationale, langue officielle nationale, hymne national, etc. On ne peut point aller d’ici à là sans se munir de papiers nationaux, estampillés de drapeaux, d’armoiries et autres affiquets. Certaines portions du globe sont virtuellement interdites d’accès, suivant qu’on est de telle ou telle nationalité. Passant d’un territoire national à l’autre on s’attend presque à découvrir une autre humanité, et c’est bien souvent le cas. Cette notation que j’ai faite cet été, lors d’un voyage au Burkina Faso, en dit long à ce sujet, aussi ridicule que sa cause puisse paraître : « Curieux comme, passant de pays à pays, les gens supposent que la réalité change. Cette Nigérienne, voyant des jeunes gens « tirer » le thé dans une rue de Ouagadougou, s’exclame : « Comment ! Ils font le thé ici aussi ! » Cette dame, mi-Burkinabé, mi-Nigérienne pourtant, commente ainsi sur une petite scène d’accident à Ouagadougou – une automobile a écrasé le pneu arrière d’un vélo conduit par une femme, l’automobile se gare pour la suite à donner à l’événement : « Ici au moins ils connaissent leurs droits ! Personne ne se laisse écraser ! » Il y en a, peut-être, qui s’attendent à ce que le climat et la végétation changent du tout au tout dès qu’on traverse une frontière et qui s’étonnent de voir, de part et d’autre, les mêmes chèvres vagabondes et le même plumage aux poules. Les Etats, certes, produisent une réalité objective, qui donne à chaque pays une certaine ambiance spécifique, et il en est ainsi même de ceux que les politologues appellent « weak states », et qui prédominent en Afrique. Mais les gens ne se rendent pas compte que tel est le cas uniquement dans une certaine mesure et suivant des modalités limitées. »
Bien entendu, j’eus tôt fait de me rendre compte que la nationalité nigérienne est l’une des versions les moins reluisantes de la chose, mais on ne s’en sent pas moins rassuré de la posséder, et en cela bien supérieur à ceux qui, comme les Palestiniens, sont encore empêchés d’établir la leur à la face du monde, et d’émettre des visas, des passeports, des règlements et autres manifestations de l’ordre national.
Mais il n’en a pas toujours été ainsi, bien entendu. Parcourant l’histoire, il suffit d’aller au-delà du dix-huitième siècle pour découvrir une autre réalité, s’agissant de l’Europe occidentale, et s’agissant de certaines parties du reste du monde, ce qu’il faut bien appeler l’hégémonie de « la forme Etat-nation » ne s’était pas encore enracinée au début du vingtième siècle. Cette hégémonie n’a pris son caractère de monotonie que fort récemment, il n’y a pas plus de cinquante ans en fait. Il faut voir que si j’étais né vers 1940, je n’aurais pas eu d’identité nationale : j’aurais été un sujet de l’Empire français, statut devenu inconcevable aujourd’hui, mais dans lequel mes deux parents sont nés et ont passé une bonne partie de leur enfance et (en ce qui concerne mon père du moins) de leur adolescence. Les formes qui existaient auparavant n’étaient pas hégémoniques sur la surface du globe, et il n’est pas dit que l’Etat-nation le restera éternellement. Mais son succès, me semblait-il, tenait au succès d’autre chose, d’une chose qui serait comme une civilisation, et dans laquelle l’essence du trait d’union entre « Etat » et « nation » se trouve contenue : la modernité, le modernisme.
Pour comprendre cela, je propose d’en revenir à la remarque de mon compatriote sur la guerre et à ma conclusion selon laquelle « la nation est l’armée de l’Etat. » Au bout de plusieurs années où j’ai senti d’autres choses et fait d’autres réflexions, elle ne me paraît plus tout à fait exacte, mais elle n’est pas fausse non plus. J’ai essayé de la comprendre en examinant les conditions du dix-huitième siècle où l’idée de « modernité politique », et finalement de « nation » au sens moderne, est progressivement apparue. Une première remarque s’est aussitôt imposée à moi (cette recherche a commencé au moment – 1997-1998 – où je travaillais sur mon mémoire de philosophie, qui a étudié l’analyse que Rousseau fait de la civilisation politique de l’Europe de son temps, d’un point de vue géographique, largo sensu), c’est que l’Europe du dix-huitième siècle était intégrée dans une sorte de méridien politique qui va, d’ouest en est, des Iles britanniques à la Perse, et qui se livrait une sorte de guerre perpétuelle, entrecoupée de traités et de trêves, depuis la chute de l’Empire romain. Cette guerre perpétuelle avait connu plusieurs phases, et au dix-huitième siècle, elle se trouvait dans une phase inédite, terminale, qui allait en transformer profondément le contexte à travers l’avènement de la culture moderne. Les entités qui se livraient ces guerres étaient bien des Etats, mais ils n’étaient pas des Etats-nation, encore au dix-huitième siècle. Ils étaient fondés sur des liens de loyauté personnelle et/ou collective entre les individus et une dynastie souveraine. En théorie d’ailleurs, de tels liens continuent d’exister dans les Etats-nation dotés d’une monarchie, parallèlement au lien le plus valide actuellement, le lien national. Dans certains cas, ces liens ne semblent exister que dans des formalités désuètes et prestigieuses, mais dans d’autres, ils tissent une trame plus vivace, créant des problèmes particuliers, mal compris à la seule lumière de la théorie moderne. Je lisais, avant-hier soir, dans les archives du Times Literary Supplement, l’acte d’accusation (haute trahison) contre Roger Casement, en 1916, indiquant qu’il avait (je traduis) « illégalement, malicieusement et traîtreusement commis une haute trahison en dehors du domaine d’Angleterre et au mépris de notre Souverain Seigneur le Roi et de ses lois… » – en un temps de guerre nationale entre l’Angleterre et l’Allemagne (Casement était allé en Allemagne chercher des armes pour contribuer à un soulèvement national des Irlandais contre « la pute et la catin de la mer du Nord » comme il appelait aimablement l’Angleterre) au cours de laquelle le « Souverain Seigneur » avait été contraint de changer son nom dynastique de Saxe-Cobourg et Gotha, par trop allemand, en celui de Windsor, si nationalement anglais. En Arabie saoudite – le nom même de cet Etat rappelle qu’il est constitutionnellement plus proche de l’ancien Etat dynastique jadis hégémonique dans le monde arabo-musulman que du moderne Etat-nation – on peut rencontrer, dans la région de Jeddah des gens qui, par fidélité au régime hachémite de sunnisme accommodant qui prévalait avant le triomphe de la famille saoudite, récusent le nom de « Saoudien » et tout ce qui va avec. « Saoudien », de fait, sonne plutôt comme un nom clanique et dynastique que comme un nom national. Même dans les cas du Niger et du Mali, par rapport à leurs populations touarègues, on retrouve cette survivance de l’Etat dynastique. L’Arabie saoudite est fondée sur un pacte des chefs claniques arabes avec la famille Saoud, par quoi la première contrôlerait et exploiterait le territoire de l’Arabie, en prenant soin, cependant, de redistribuer les revenus de cette exploitation aux chefs de clan qui, de leur côté, doivent en faire bénéficier leurs clans. Ce mode d’organisation d’Etat dynastique fondé sur la solidarité clanique existe aussi chez les Touareg – qui sont nos Bédouins – mais non chez les Noirs du Sud, et par conséquent les rébellions des Touareg contre les Etats du Niger et du Mali tendent à imposer ce mode de fonctionnement assez exotique pour eux à ces Etats : lors des règlements des rébellions des années 1990, par exemple, les Etats du Niger et du Mali avaient accordé aux chefs des mouvements rebelles (qui étaient en tout état de cause des clans armés) des prébendes sous forme de positions salariées diverses : le langage des chefs Touareg – qui considéraient ces prébendes comme des privilèges perpétuels et transmissibles, et non comme des positions de service public – montra bien la logique dans laquelle ils se trouvaient, logique dont les Etats du Niger et du Mali, prétendant à la modernité, ne pouvaient s’accommoder, ce qui rejeta les Touareg dans les bras de Kadaffi, qui se comporte exactement, à leur égard, comme un roi dynastique de style arabo-berbère.
Dans le méridien politique eurasiatique dont j’ai tout à l’heure commencé la description, il n’y avait que des Etats dynastiques, mais tous, ou à peu près (l’exception était la Perse) étaient entrés dans un processus de transformation que, rétrospectivement, l’on qualifierait aujourd’hui de « modernisation ». (La Perse, comme son voisin oriental, l’Empire moghol, était entrée dans une phase de crise de succession dynastique, qui sera fatale à l’Empire moghol, étant donné l’irruption subséquente dans la péninsule indienne, des puissances modernisantes française et anglaise, mais dont la Perse, quant à elle, émergera sous la conduite des Qadjars, remplaçant les Safavides). Ce processus était commandé essentiellement par un état de guerre pur, par quoi je veux indiquer que durant cette période spécifique, l’idéologie avait disparu de la guerre perpétuelle. Jusqu’alors, elle l’avait hantée sous la forme de grandes oppositions intra ou inter-confessionnelles : sunnisme contre chi’isme, catholicisme contre protestantisme, christianisme contre Islam. Au dix-huitième siècle, « siècle éclairé et tolérant » comme le voulait son slogan, seule la raison d’Etat commandait la guerre. Bien entendu, les guerres du passé, comme celles qui viendront après le dix-huitième siècle, étaient et seront aussi commandés principalement par la raison d’Etat : mais les idéologies (après le dix-huitième siècle, ce seront les idéologies du progrès – libéralisme, socialisme – et de la nation) en furent et en seront la force motrice, le cri de ralliement. Tel était très peu le cas au dix-huitième siècle, où les problèmes de la raison d’Etat – sécurité des frontières, unité du territoire, rivalité économique – en étaient venus à transcender même l’idéologie monarchique encore assez importante au dix-septième siècle (Louis XIV, par exemple, pensait aussi à sa « gloire » et au « nom français », au-delà des calculs rationnels, et cela était sérieux). Les « cabinets » devinrent les centres de décision, lieux secrets, froids et angoissés par des stratégies serrées, qui se protégeaient des influences perturbantes des prédicateurs religieux ou des écrivains idéalistes. On n’y parlait plus de religion, et on n’y parlait pas encore de nation souveraine (le mot « nation » était simplement « la société politique », un peu au sens où il est aujourd’hui usité aux Etats-Unis). Ces lieux sentaient le besoin d’une action coordonnée au maximum et d’une information aussi régulière et homogène que possible. Les prises qu’offraient les sociétés politiques que les organisations d’Etat devaient mobiliser déterminaient les chances de chaque Etat dans la guerre perpétuelle, avant même qu’on puisse parler des situations géopolitiques particulières. Le grand problème était celui du financement de la guerre : comment organiser la fiscalité pour stabiliser le budget de l’Etat et renforcer le crédit du trésor royal, comment organiser l’armée. La grande particularité était le refus, ou pour mieux dire, l’indifférence aux sentiments moraux et culturels. Cette indifférence frappait un Rousseau par exemple, qui écrivait (dans des Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre – l’abbé de Saint-Pierre étant un intellectuel français qui avait essayé de comprendre les conditions d’une paix perpétuelle, au début du dix-huitième siècle) : « ... bien public... bonheur des sujets... gloire de la nation: mots à jamais proscrits du cabinet, et si lourdement employés dans les édits publics, qu’ils n’annoncent jamais que des ordres funestes, et que le peuple gémit d’avance quand ses maîtres lui parlent de leurs soins paternels. » Les « ordres funestes » sont souvent de nouveaux impôts… Rousseau avait bien décrit, dans un autre écrit intitulé L’état de guerre les conditions de la guerre perpétuelle des puissances du méridien politique eurasiatique : « J’appelle (...) guerre de Puissance à Puissance l’effet d’une disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l’Etat ennemi ou de l’affaiblir au moins par tous les moyens qu’on le peut. Cette disposition réduite en acte est la guerre proprement dite; tant qu’elle reste sans effet, elle n’est que l’état de guerre.
» (...)selon moi l’état de guerre est naturel entre les Puissances... ». Pour Rousseau, les « puissances » (nom qu’on donnait aux principaux Etats dynastiques du temps, en gros : la France, l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche, l’Empire ottoman, la Russie et, de façon intermittente, l’Espagne) devaient se comporter de la sorte parce qu’elles considéraient que le bonheur politique résidait dans la grandeur matérielle (illusion funeste menant à un expansionnisme fatalement destructeur) et non dans la consistance morale. La recherche de la grandeur matérielle ne pouvait mener qu’à des collisions perpétuelles, mais les puissances reposant sur l’unité artificielle de l’administration d’Etat, ne pouvaient pas avoir de direction morale et étaient condamnées à l’état de guerre.
C’est de cet état de guerre du dix-huitième siècle, dans le méridien politique eurasiatique, qu’est sorti l’Etat-nation moderne.
Comment ?
La suite au prochain numéro…