Monday, October 20, 2008

Pas de postage ce dimanche et suivant pour cause de voyage vers les arpents de neige.

Saturday, October 11, 2008

Etat: Sect 1. Illustration: trois Africains dans les matrices ardentes de l'Etat moderne... Waw...




Extrait de mon journal de 2000 (à l’époque où le couturier nigérien Alphadi organisait un festival international de la mode à Niamey, à la grande colère de l’opinion religieuse conservatrice dans le pays) : « Apparemment c’est la guerre des costumes. Ce n’est pas une mince affaire. Les gens se focalisent sur : vêtements dénudants et près du corps, ou vêtement couvrants et ample ? Mais au fonds, c’est la guerre des costumes internationaux : international à l’occidentale, ou international à l’islamique ? On ne parle de costumes nationaux que depuis qu’ils n’ont plus de cours réel. Le costume international à l’occidentale était déjà porté partout vers 1900. Alors, il était surtout anglais. Aujourd’hui il est surtout américain. Au Sahel, nous avions adopté le costume international à l’islamique peut-être vers le règne de Kankan Moussa, ou un peu plus tôt (vers 1300, en tout cas). Pierre le Grand, tsar de Russie au XVIII° siècle, coupa lui-même les barbes des boyards de sa cour, et leur fit quitter le « boubou » moscovite pour le justaucorps de l’Europe occidentale. On dit qu’il voulait les civiliser, introduire la modernité en Russie. Je crois plutôt que c’était une action militaire. Pierre voulait des généraux qui ont une « science de la guerre », à la manière du marquis de Vauban et du duc de Marlborough, et on ne commence pas, selon lui, à devenir un tel général en portant une robe longue et en commandant des cosaques engoncés dans des peaux. Je ne sais si cela était raisonnable, mais cela le servit face aux Ottomans et même à Charles XII de Suède. La question, en ce qui nous concerne, est de savoir quel rapport entre nos boubous et nos problèmes particuliers. Si l’on tend à s’habiller à la manière des Arabes, on finira, par cette logique bien comprise de Pierre le Grand, par se comporter comme eux. Est-ce une pente raisonnable?»



Je simplifiais le cas de Pierre, à vrai dire, mais pas à tort. Considérez l’histoire assez curieuse d’Abram Petrovitch Gannibal (1696-1781), major-général des armées russes, ingénieur militaire (après des études à Paris sur une bourse accordée par Pierre), gouverneur de Réval, ennobli par l’impératrice Elisabeth, successeur de Pierre. La particularité d’Abram Gannibal, c’est qu’il est né en Afrique sub-saharienne – suivant les recherches de l’historien Dieudonné Gnamankou, plus précisément dans la région de Logone-Birni, qui fait aujourd’hui frontière entre le Tchad et le Cameroun. Quoiqu’il en soit, étant enfant, Gannibal fut capturé par des chasseurs d’esclave sahariens, et finit par parvenir à la cour du sultan ottoman. Apparemment il en fut ainsi parce que Gannibal était de famille noble, dans son pays, et la coutume était d’offrir de tels captifs au Sultan en guise d’otages (comme firent plus tard les Français en Afrique occidentale, avec la fameuse « école des fils de chef », dite aussi « école des otages »). A l’époque, il était de mode, dans les maisons aristocratiques d’Europe, d’avoir des « petits nègres », comme on avait aussi des caniches, des macaques (c’est un petit singe fourré et ingambe aux grands yeux scrutateurs, mais le mot est aussi devenu une injure raciste, comme on le sait) et autres petits animaux. On ne sait ce que devenaient ces négrillons lorsqu’ils grandissaient trop pour demeurer dans les jupons des marquises, à l’exception de Zamor, le « nègre de Mme du Barry », maîtresse de Louis XV, qui le lui donna. Chouchou de Mme du Barry, il finit par se tourner contre elle, se gorgeant de Rousseau, fréquentant les clubs révolutionnaires et devenant, en 1792, secrétaire du Comité du Salut public de Versailles. Il dénonça Mme du Barry comme « traîtresse à la Nation » après l’avoir accompagnée dans ses visites à Londres où elle prétendait s’occuper d’affaires de bijoux, et où, selon Zamor, elle aidait financièrement les aristocrates exilés. Par suite de quoi, Mme du Barry fut guillotinée. Zamor eut ensuite quelques démêlés avec ses collègues révolutionnaires, saisis de la frénésie de la guillotine, mais en réchappa et poursuivit une existence de vieux républicain nostalgique dans les vieux quartiers de Paris, jusqu’à une date inconnue du dix-neuvième siècle. A cause peut-être de la fin pathétique de Mme du Barry (saisie d’horreur à la perspective du couperet, elle résista en hurlant aux aides du bourreau qui la traînaient vers l’échafaud, se jetant ensuite aux pieds du bourreau en suppliant : « Encore un moment, monsieur le bourreau, un petit moment»), Zamor a une mauvaise réputation de Judas auprès de la plupart des historiens et opinioneurs, puisque Mme du Barry est censée être sa bienfaitrice. Mais à ce sujet, il a lui-même dit que « si la belle comtesse m’a élevé, c’est pour faire de moi un jouet. Elle a permis que je sois humilié dans sa maison, où j’étais le sujet constant des moqueries et des injures. » Judas, sans doute pas, donc, étant donné ce qu’il pensait personnellement de ses rapports avec Mme du Barry : mais il était certainement rancunier, dans tous les cas… Un intéressant sujet de roman.



Pour en revenir à Gannibal, son histoire est très différente de celle de Zamor. Acquis par Pierre, sur les conseils notamment d’un certain Piotr Andréiévitch Tolstoï, arrière-grand-père de l’écrivain Tolstoï (détail piquant quand on sait que Gannibal lui-même était l’arrière-grand-père de l’écrivain Pouchkine), il devait servir à démontrer aux nobles russes que l’intelligence était fonction de l’éducation – et non de contingences comme la race ou la condition sociale. Les Turcs l’avaient appelé Ibrahim, il fut rebaptisé Abram Petrov (Ibrahim de Pierre). En 1717, il accompagna Pierre dans sa tournée en Europe occidentale, et fut laissé en France, afin d’étudier le génie militaire au collège de La Fère. Après un stage dans l’armée du roi de France où il acquit le grade de capitaine, il revint en Russie, en 1722, intégrant le fameux régiment d’élite Préobrajensky et enseignant les mathématiques, la géométrie et l’art des fortifications. Il était un favori de Pierre le Grand, et à la mort de ce dernier, en 1725, une intrigue l’exila en Sibérie deux ans plus tard. Mais au vu de ses talents militaires, il fut gracié en 1730, et changea son nom en Gannibal (façon russe de dire « Hannibal », par référence au général carthaginois Hannibal Barca, terreur des Romains et considéré comme africain -- au fait, Barca, c'est le même mot que l'arabe "baraka" d'où dérive le nom swahili Barack, comme quoi: Le Béni, ou, en bonne onomastique française, Benoît) et devint gouverneur de Réval (actuellement Tallinn, en Estonie). Son fils aîné, Ivan, poursuivit aussi une carrière militaire, fondant la ville de Kherson (1779) et devenant général en chef des armées russes. C’est du cadet que descend, par sa mère, l’écrivain Pouchkine.

L’un des biographes de Gannibal, Hugh Barnes, n’a pas résisté à la tentation de faire de cette vie un roman à la manière de Voltaire. Le sujet s’y prête : c’est une vraie parabole des Lumières, un mélange de Zadig et de Candide. Mais la vraie figure de Gannibal nous échappe : tout ce qu’on peut dire – et ceci nous ramène à notre thème – c’est qu’il représente un exemple de l’effort conscient accompli par Pierre le Grand pour créer une sorte d'« homme nouveau » à partir uniquement des mécanismes de l’Etat. Voltaire précisément dit de lui « … Pierre le Grand, qui a fait naître les arts dans son pays, et qui est le créateur d’une nation nouvelle », dans une lettre d’avril 1740 à Lord Hervey. Mais contrairement aux illusions romanesques du biographe Barnes, qui suppose que les philosophes des Lumières sont en tout point semblables aux liberals affables des salons new-yorkais, et qui montre Voltaire rencontrant avec transports Gannibal qu’il aurait appelé « l’étoile noire des Lumières » (un tel événement n’a bien entendu jamais eu lieu et la formule est grotesquement déplacée), Voltaire eût été surpris de cette entreprise de Pierre. C’est vraiment curieux d’ailleurs, pour deux petites raisons que je mentionne en passant : d’abord Voltaire est l’auteur d’une monumentale Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, pour laquelle il a accompli une recherche empirique titanesque – mais tout comme Kant qui déblatérait des arguments racistes sur les Noirs dans son officine de Koenigsberg, pas très loin de Réval, l’existence de Gannibal ne semble pas avoir dérangé ses idées incongrues sur les Noirs, car c’est le même Voltaire – et, on le voit, toujours obsédé par Pierre – qui écrit dans son Essai sur les mœurs : « La race des nègres est une espèce d’hommes différente de la nôtre, comme la race des épagneuls l’est des lévriers. La membrane muqueuse, ce réseau que la nature a étendu entre les muscles et la peau, est blanche chez nous, chez eux noire, bronzée ailleurs. Le célèbre Ruysch fut le premier de nos jours qui, en disséquant un nègre à Amsterdam, fut assez adroit pour enlever tout ce réseau muqueux. Le czar Pierre l’acheta, mais Ruysch en conserva une petite partie que j’ai vue, et qui ressemblait à de la gaze noire. Si un nègre se fait une brûlure, sa peau devient brune, quand le réseau a été offensé; sinon, la peau renaît noire. La forme de leurs yeux n’est point la nôtre. Leur laine noire ne ressemble point à nos cheveux; et on peut dire que si leur intelligence n’est pas d’une autre espèce que notre entendement, elle est fort inférieure. Ils ne sont pas capables d’une grande attention; ils combinent peu, et ne paraissent faits ni pour les avantages ni pour les abus de notre philosophie. »



Ceci est peut-être la preuve du fait que l’homme d’action possède une forme d’intelligence plus proche de la réalité que l’homme d’intellect, car en matière des vertus progressistes qui font l’essentiel de la compréhension vulgaire de la modernité, Pierre le Grand, bâtisseur d’Etat, semblait bien plus en avance que Voltaire, philosophe des Lumières. Mais Pierre n’était pas un égalitariste, et nous n’en sommes pas encore, à ce niveau, à la théorie de l’Etat-nation moderne. Par pragmatisme, il était méritocrate, puisqu’il créait une nouvelle organisation de l’Etat, et avait besoin d’efficacité fonctionnelle. Mais par idéologie, il appartenait pleinement à la société d’Ancien régime, qui croyait en l’existence d’une noblesse de sang ou de rang, classe d’êtres supérieurs par leur mode de vie, leur pedigree et leurs privilèges : Gannibal lui-même excipa de ses origines nobles en Afrique, réelles ou prétendues, pour se faire donner des lettres de noblesse par la fille de Pierre, et il finit ses jours dans un grand domaine cultivé par plus d’une centaine de serfs (montrant l’exemple inverse, mais unique, de la pratique esclavagiste en cours en Amérique !), et de ce point de vue, il était donc idéologiquement à l’opposé du républicain Zamor. On peut donc se demander jusqu’à quel point, en créant une « nouvelle nation » en Russie, Pierre créait également un nouveau système. L’ordre méritocratique d’Ancien régime qu’il mettait en place n’était pas très différent de ce qui se faisait en France au temps de Louis XIV, par exemple, où tous les grands serviteurs de l’Etat étaient des bourgeois qui arrivèrent à ces positions par leur travail et leur mérite, mais qui, ensuite, acquirent des titres de noblesse. (Les Le Tellier devinrent marquis de Louvois, les Colbert, marquis de Seignelay, Sébastien Le Prestre devint marquis de Vauban, etc.) Mais la méritocratie est le premier type d’arrangement qui rendit certains Etats supérieurs aux autres, dans « l’état de guerre », et l’Angleterre, la Prusse et la Russie se distinguent de leurs rivales par le fait que dans chacun de ces Etats, quoique de manières très différentes, la méritocratie était devenue systémique, et non pas simplement occasionnelle (il n’y a pas d’organisation qui ne repose à un niveau ou un autre sur la compétence et le mérite : mais il n’y en a pas beaucoup qui rendent la compétence et le mérite des ingrédients nécessaires du système… Du reste, l’Etat le plus développé en ce sens, à cette époque, se trouvait hors du méridien politique eurasiatique : la Chine – qui avait ses faiblesses, mais dont l’administration reposait presque entièrement sur le principe méritocratique, avec des concours généraux de la « fonction publique » d’un type devenu courant aujourd’hui, mais inconnu en ce temps là, en dehors de cet Etat et de ses imitateurs extrême-orientaux.) La Russie du dix-huitième siècle, grâce aux arrangements de Pierre le Grand, avait un système méritocratique au niveau de l’armée et de l’administration, système dont on a des échos pittoresques dans les grands romans du dix-neuvième siècle, où j’ai tôt appris à contraster le snobisme des grades administratifs, fréquent chez les personnages de Dostoïevsky, au snobisme des titres nobiliaires, qu’on trouve chez ceux de Balzac. (La Prusse suivra une voie similaire grâce aux arrangements de Frédéric II, tandis que l’Angleterre aboutira au même résultat suivant des voies plus détournées dont je décrirai quelques aspects). La France, qui semblait avoir montré la voie sous Louis XIV, vécut ensuite largement dans une sorte de réaction nobiliaire sous Louis XV (le duc de Saint-Simon qualifiant le gouvernement précédent de "long règne de vile bourgeoisie"), et l’Autriche et l’Empire ottoman connurent des problèmes particuliers, qui avaient à voir avec la complexité déjà aberrante, au vu des défis de l’époque, de leur système.



Quoiqu’il en soit, si l’on considère les deux cas de Gannibal et de Zamor, on peut méditer sur la perspective suivante. Dans les deux cas, ces hommes d’Afrique sont arrivés en Europe par la voie de l’esclavage, et tous deux ont souffert du racisme. Le « Judas » Zamor s’en est vengé en envoyant sa maîtresse (et elle l’était, insinuait-on, à plus d’un titre) à l’échafaud, tandis que Gannibal, lui aussi, s’est vengé de sa première épouse qui était mécontente d’être mariée à un « moricaud » et qui commit un adultère, en partie par dépit, en la faisant enfermer à vie dans un couvent après l’avoir divorcée. Mais dans le pays central des Lumières, Zamor est resté « le jouet » d’une aventurière de haut vol, et ne s’est émancipé que grâce à l’extrémisme anti-Ancien régime des révolutionnaires radicaux – tandis qu’en Russie, pays considéré comme aux marges de l’Europe et de la civilisation, Gannibal est arrivé aux plus hauts honneurs d’Etat, à la prospérité, et à une descendance brillante. Il y a beaucoup de différences entre la France et la Russie du dix-huitième siècle, et toutes n’étaient pas nécessairement à l’avantage de la première.



Voici une autre histoire : en 1762, à Jérémie, à Saint-Domingue (Haïti), le commissaire général à l’artillerie, Alexandre-Antoine Davy, marquis de La Pailleterie (sans doute un autre « bourgeois gentilhomme »), et une esclave noire, Marie-Césette du Mas, eurent un enfant qu’on prénomma Alexandre. En 1780, M. de La Pailleterie rentra « en métropole » en compagnie du jeune Alexandre (encore un nom militaire), qui s’engagea aussitôt dans l’armée, mais sous une version du nom de sa mère : Dumas. Pour ne pas nuire au bon nom des La Pailleterie… Arriva la Révolution qui bouleversa les règles d’avancement militaire dans un sens purement méritocratique et égalitaire : dès 1792, Alexandre Dumas est colonel, en 1793, il est général. Lorsque la France fut capable d’avoir, comme la Russie de Pierre le Grand, un général noir, elle devint constamment victorieuse sur les champs de bataille, et elle eut deux générations d’écrivains sensationnels par-dessus le marché : Alexandre Dumas père et fils (dont cet Alexandre Dumas-ci est le père et le grand-père).



L’épilogue de la carrière du général Alexandre Dumas en dit long, par ailleurs, sur les relations entre méritocratie et despotisme : en 1799, il se trouvait en Egypte avec Napoléon Bonaparte, et fut le seul officier à avoir le courage de déclarer que toute l’affaire était stupide et menée de façon incompétente. Furieux, Bonaparte l’accusa de sédition et déclara : « Vos cinq pieds dix pouces ne vous sauveraient pas du peloton, si je l’ordonnais ! » (On voit le petit Corse qui se dresse sur ses ergots face au colosse haïtien. On aurait voulu, par symétrie historique, que face à Donald Rumsfeld, Colin Powell ait eu ce même courage). Dumas démissionna de l’armée française. Il avait dû voir dans l’œil halluciné de Napoléon Bonaparte, ce jour de l’an 1799, la mort d’une certaine espérance.

Friday, October 10, 2008

Le Meltdown

La crise en Sorbonne (16 vidéos sur un séminaire du 21 juin dernier annonçant des "turbulences" cet automne!)
http://www.stop-finance.org/

Plus l'avis de Zizek (anglais), où il est question du... Mali:
http://www.lrb.co.uk/v00/n03/zize01_.html

Wednesday, October 8, 2008

Sunday, October 5, 2008

Etat: Sect 1, suite2... (un peu intense).

Assisté, vendredi, à une conférence sur la guerre en Somalie – l’un de ces lieux de la planète où les turpitudes actuelles de la haute finance doivent sembler une vaste blague. L’évidence autour de laquelle tous les propos tournèrent, c’est le fait étrange et plutôt déplaisant qu’en Somalie, il n’y a pas d’Etat. Un jeune Erythréen aux sentiments humanitaires et nuageux m’accrocha ensuite dans un coin de la salle, s’attendant apparemment à ce que je donne au problème somalien la solution que le conférencier – plus préoccupé d’expliquer les enjeux et intérêts enchevêtrés de cette région comburante de l’Afrique – n’avait pas daigné offrir à son âme compatissante. Il dit tristement, entre autres choses : « Nous parlons d’Etat, mais en Somalie, il n’y a rien de ce genre, on ne peut même pas avoir de ministère des finances, de ministère des travaux publics, toutes ces choses qui font qu’on peut dire qu’on a un Etat. » Moi : « Et alors, quel est le problème ? » Lui : « Mais il n’y a rien que des gens qui se battent, il n’y a pas de normes qui font qu’on respecte les choses … » Moi : « Tu crois que c’est l’Etat qui produit les normes ? » Lui : « Même les structures traditionnelles ont échoué, il n’y a plus que la violence individuelle, les gens sont incapables de coopérer… » Moi : « Mais si, c’est même pour cela qu’ils se battent, c’est parce qu’il y a des groupes et des formes d’action collective. Ce qui manque, ce n’est pas les normes collectives, mais un groupe capable de dominer les autres et de produire des normes qui transcendent leurs divisions. » Et pour lui expliquer ce que je voulais dire, je lui parlai de l’histoire de la formation de l’Arabie saoudite, ce qui le fit songer aux radicaux islamistes combattus par la CIA et la collusion américano-éthiopienne dans la région sud de la Somalie, les Tribunaux Islamiques. Selon le conférencier, les Tribunaux Islamiques avaient réussi à créer l’ordre et la sécurité dans les zones contrôlées par eux – mais ils avaient commis le péché d’abriter deux personnalités Al-Qaeda, et avaient donc été classés « groupe terroriste » par le gouvernement US. Mon ami érythréen, lui, était surtout inquiet de la description de ces gens comme étant des radicaux fondamentalistes violents, et me demanda s’il n’était pas possible d’entrevoir un développement de l’Islam soufi pacifiste en Somalie, afin de les contrebalancer. Je lui dis qu’au dix-neuvième siècle, les Soufis, en tout cas en Afrique occidentale, n’étaient nullement des pacifistes. Ils avaient fait djihad sur djihad, jusqu’à dominer le terrain, non sans imprécations incendiaires contre les païens et autres musulmans syncrétistes du secteur. Après quoi, ils sont devenus les êtres modérés, parfumés et conservateurs qu’ils paraissent aujourd’hui, comme il sied à tout celui qui s’est installé dans les aises du pouvoir. Peut-être que si les intervenants externes (Ethiopie, rebelles éthiopiens, Erythréens, Américains) laissaient les Tribunaux Islamiques continuer sur leur lancée en Somalie, on oubliera, dans un demi-siècle d’ici, tous les dehors farouches qu’ils arborent aujourd’hui pour mater les clans somaliens. Après tout, contrairement aux Saoud, qui persistent à vouloir propager une forme rigide d’orthodoxie sunnite, ils n’ont ni richesse pétrolière, ni idéologie de la Perfection (comme les Américains, les Saoudiens gouvernementaux cultivent l’idée qu’ils vivent dans un système parfait, par la grâce de Dieu), ni la tâche peu relaxante de « garder » les Lieux Saints de l’Islam. Ce n’est pas toujours par la douceur et la sollicitude humanitaire qu’on construit un Etat, quoiqu’on puisse souhaiter par ailleurs…

Pendant que je m’expliquai à ce sujet, une question n’arrêtait pas de me trotter dans la tête : certes, la Somalie « n’a pas d’Etat », en tout cas elle n’exhibe aucun des symptômes ordinaires d’un Etat. Néanmoins, elle continue à constituer une certaine réalité, dont le Somaliland ne parvient pas à se détacher, et qui crée une différence radicale entre les Tribunaux Islamiques (considérés comme Somaliens) et les Ethiopiens (considérés comme étrangers). Pourquoi ? Sans doute, ce qui joue ici, c’est le souvenir de l’Etat somalien d’avant la généralisation de la guerre dans les régions extérieures au Somaliland. C’est-à-dire, en somme, le souvenir d’un certain droit de tous ces gens à exciper du nom de Somalien, et à se sentir par suite lié les uns aux autres par certains droits et certaines obligations. Ce souvenir – ce sentiment, puisque le souvenir est un sentiment, spécialement sous cette forme – est vide : il n’est organisé par aucune idéologie du droit (d’où le fait que mon interlocuteur érythréen m’ait dit qu’il n’y a pas de « normes », i.e. de règles formelles ou informelles acceptées par tous). Mais il suffit à faire exister la Somalie, non pas dans une sorte de nostalgie comme celle qu’on aurait pour des choses dissoutes, mais dans l’actualité de la vie de ces gens, les Somaliens. Cela ressemble un peu à la manière dont l’Italie existait avant l’époque de Cavour et de Garibaldi – à la différence que l’Italie existait encore plus purement dans le sentiment, sans même le souvenir d’un Etat antécédent.

Pour en revenir à la guerre eurasiatique et à son analyse par Rousseau, on peut tirer de cet exemple somalien des leçons apparemment contradictoires à cet égard. La théorie générale de Rousseau est ce que les érudits en philosophie occidentale appellent une « théorie du contrat ». C’est une théorie du contrat plus complexe et bien plus réaliste que celles de Hobbes et de Locke, qui l’ont en grande partie inspirée. (Ce réalisme le rapproche du théoricien romain Lucrèce) Néanmoins, comme Hobbes et Locke, Rousseau oppose un « état de nature » à un « état civil », et postule le passage théorique mais aussi (et c’est à ce niveau que Rousseau devient plus réaliste) historique des hommes de l’un à l’autre, à travers une sorte de contrat tacite, inscrit dans les besoins et les craintes de l’être humain. Qui parle de contrat parle de droit : et de fait, l’état civil est essentiellement un état de droit. Hobbes et Locke avaient la même idée, et fondaient ce droit sur le calcul rationnel : les gens respectent les règles parce qu’ils y ont intérêt, dans l’ensemble. Il se peut que certaines règles spécifiques soient contre leurs désirs ou leurs intérêts, mais l’existence de règle est nécessaire à la satisfaction de ces désirs et à la poursuite de ces intérêts. Une sorte de cadre légal, régulier, définit « l’état civil » : mais à la différence de Hobbes et Locke, Rousseau base ce cadre légal sur le sentiment, la moralité, et non pas seulement sur le calcul rationnel. Pour lui, le calcul rationnel ne peut être originaire : il est instrumental. Le problème donc avec les « pays civilisés » (la formule utilisée par Rousseau et la plupart de ses contemporains est « nations policées »), c’est que les passions et les intérêts y sont devenus si nombreux, compliqués, enchevêtrés, que l’instrument servant à les gérer (le calcul rationnel) l’emporte sur la régulation originaire du sentiment. Les règles qui dérivent de cette situation sont par conséquent fondées sur des sentiments négatifs (si l’on estime que la vie sociale doit reposer sur l’unité et la coopération insouciante), cupidité, méfiance, etc. Cette vision plutôt sombre de ce qu’on appellerait aujourd’hui « le droit positif » (par opposition au « droit naturel »), Rousseau l’appliquait aussi au « droit des gens » (jus gentium : les « gens » sont un latinisme pour « nations », et le « droit des gens » est ce que l’on appellerait aujourd’hui « le droit international »). La conséquence de cette argumentation, c’est que le concept du droit civil (droit national interne) et celui du droit des gens (droit international) sont identiques : ils sont tous deux des formes de droit positif, fondées sur le calcul rationnel, et reflètent un état de guerre usant pour l’un de la police interne pour faire respecter des contrats basés sur des rapports d’intérêts et de force, et pour l’autre des armées pour faire respecter des traités basés sur des rapports d’intérêts et de force (Louis XIV avait fait gravé sur les canons de son artillerie lourde : Ultima ratio regum – « le dernier argument des rois »).

Pour Rousseau – anticipant Clausewitz – l’état de guerre est permanent, même lorsque le conflit n’est pas violent : les conditions objectives de la guerre – notamment le droit positif – prévalent. Mais ce que ni Rousseau ni Clausewitz n’ont vu, comme conséquence de cet argument, c’est que l’homologie entre le droit interne et le droit international signifie que le même type de conditions prévalent de part et d’autre de la frontière politique et symbolique qui sépare les nations. La guerre ne connaît pas de frontières. Si on ne peut comprendre la guerre de Somalie sans prendre en considération les interventions « externes » (Ethiopie, Etats-Unis, etc.), c’est aussi parce que la guerre « réelle » traduit en actes ces conditions objectives implicites de l’état de guerre. L’effondrement des normes civiles est la révélation de leur caractère fiduciaire (ou imaginaire), solide en temps « normal », mais se dissolvant dans l’anomie du temps la violence, où les intérêts les plus immédiats et les plus individuels doivent s’affronter. Mais la guerre réelle – actualisation peut-être d’une vision trop instrumentale du droit – révèle aussi les limites du calcul rationnel. En temps de violence, les évènements s’accélèrent et s’entrechoquent, et réduisent les catégories, les attentes, les concepts qui structurent notre pensée – y compris sa partie rationalisante – au choc, au silence et aux conceptions ardues de l’urgence. C’est pour cela que l’être préparé pour la violence – le soldat – est entraîné à penser et à sentir différemment, et, en fait « anormalement », à être une sorte d’étranger dans le corps social, soumis à des normes brèves, apparemment absurdes parfois, parce que calculées d’après une réalité inconnue du « civil » : la guerre. L’idée du « service national » ou « service militaire » est fondée directement sur la nécessité de donner au civil une idée de cette réalité sous-jacente, plus vraie, pour l’Etat, que la réalité des relations de « temps de paix ». La substitution de la réalité « guerre » à la réalité « paix » signifie l’impossibilité ou l’extrême précarité de toutes les activités qui constituent la paix, et la nécessité de raisonner suivant la logique d’une seule et unique activité, la guerre. Si l’entraînement militaire, en développant les réactions automatiques (nécessaires aux décisions brèves) et le calcul objectif étroit chez le soldat, parvient à créer une sorte de rationalité instrumentale sans « pollutions affectives », c’est au détriment de la multiplicité et de la diversité des intérêts et des activités, et par suite de cette plasticité de l’humaine nature qui est la condition naturelle de la liberté, et qui fait qu’en « temps normal », la plupart d’entre nous ne calcule que sous certaines conditions et d’ailleurs en incluant dans ces calculs des catégories aussi « irrationnelles » que la sympathie ou l’admiration, l’aversion ou le dégoût. Avant l’adoption d’une armée permanente de métier, les sociétés, qui sont souvent intégralement guerrière à leurs commencements, finissent par spécialiser une classe ou un ordre social particulier, afin de décharger les autres classes ou ordres de l’occupation militaire : c’est ainsi qu’apparaissent les aristocraties (et on voit que même après l’apparition d’une armée permanente de métier, l’aristocratie continue parfois à maintenir sa spécialisation militaire, chose vraie jusque dans le cas d’un pays comme la France qui a prétendu se débarrasser de son aristocratie mais dont les cadres militaires comprennent toujours un nombre disproportionné d’aristocrates).

Il n’est donc pas évident que le calcul rationnel et le besoin, pour une société, d’équilibrer les intérêts divers, soient la source principale du droit dit positif. Plus fondamentalement, on doit se référer à une sorte de vision particulière de la justice, qui, nécessairement, a des aspects utilitaires et fonctionnels, mais dont le langage et la philosophie expriment un rapport des choses et des êtres produit par des forces moins instrumentales : la religion, la poésie, les sentiments moraux – aussi intégralement partie de l’expérience humaine que le calcul rationnel, et aussi intégralement partie des visions de la justice qui existent en dehors des écrits théoriques. Même en l’absence de droit positif, ces visions de la justice existent toujours, dans une histoire souterraine, souvent mal connue parce que mûrissant dans l’humilité des luttes populaires : c’est ce que j’appelle une idéologie du droit – dans la mesure où une force organisée parvient à l’interpréter et à lui donner une codification acceptable, i.e., transcendant les contradictions qui déchirent une société donnée. Il semble que c’est le résultat auquel les Tribunaux Islamiques sont entrain d’arriver dans les régions méridionales de la Somalie. « Le premier roi est un soldat heureux », disait Voltaire (« heureux » veut dire « chanceux » ici), tandis que Rousseau avait tendance à penser que c’était plutôt un juge révéré. Les Romains eurent les deux, à en croire leur récit fondateur, Romulus et Numa : à la vérité, une telle figure fondatrice est sans doute – comme le Prophète Mohammed – une combinaison des deux, le créateur, par les armes, d’une idéologie du droit. De tels phénomènes – une idéologie du droit – ne sont cependant ni universels, ni actifs de manière cohérente et permanente, à causes d’entraves diverses, d’affaissements, de concurrence d’autres idéologies du droit, etc. Ce qui distingue, précisément, le droit national interne du droit international, c’est qu’en règle général le premier est plus « agi » par une idéologie du droit (à cause, notamment, du soutien de l’Etat et/ou des élites sociales) que le second. Les sociétés isolées, ou dont les conflits externes sont de basse intensité, maintiennent assez facilement une idéologie du droit cohérente, qui leur permet même, dans certaines conditions, de se passer d’un Etat. Mais dans les sociétés intégrées dans un univers de relations extérieures belliqueuses, les pressions des relations extérieures pèsent sur l’idéologie du droit, et la modifient pour l’adapter aux conditions, conséquences et effets de la guerre perpétuelle. A la longue, le droit dans ces sociétés, devient en fait de moins en moins « national » (de moins en en moins produit par la société elle-même) et de plus en plus « étatique » (de plus en plus pris en charge par la direction politique). Lorsque, comme c’est le cas de tous ces Etats dynastiques du méridien politique eurasiatique, les Etats sont des produits organiques de la société, à travers le tissu des liens claniques de l’élite (noblesse, aristocratie) et à travers l’adhésion séculaire à une idéologie religieuse du droit, les modifications du droit national interne par les nécessités guerrières de l’Etat sont a priori superficielles et intermittentes. Mais il y a un détail important : la réponse d’un Etat à un problème permanent est la création d’une administration, d’un « ministère ». La guerre permanente finit par créer la nécessité de créer une administration de la guerre, chargée de régler les trois questions du recrutement, de l’équipement et de l’approvisionnement.

Dans ce contexte précis, le premier Etat à créer une administration de la guerre substantielle est l’Empire ottoman, pour une raison logique (il y en a d’autres) assez simple : d’une part, contrairement aux Etats dynastiques européens qui vivaient dans le cadre de la fragmentation territoriale du système féodal, l’Empire ottoman avait, dès le XIII° siècle au moins, une base territoriale unifiée étendue, et d’autre part, contrairement aux Etats dynastiques de l’Asie centrale perclus d’instabilité (notamment à cause de l’émergence de super-conquérants qui étaient de véritables cyclones politiques : Gengis Khan, Tamerlan…), il conservait durablement le pouvoir étatique au sein de la famille osmanli. Par ailleurs, le moteur de l’Etat ottoman était la guerre, initialement non pas pour des raisons de sécurité, mais par impérialisme pur (à la manière des Romains de l’époque républicaine et des Arabes des premiers temps de l’Islam). En très peu de temps finalement (trois siècles tout au plus), les Ottomans avaient presque reconstitué, territorialement parlant, l’Empire romain du temps de Justinien (s’ils n’avaient pas conquis l’Italie, ils s’étaient étendus du côté de la Mésopotamie et de l’Arabie déserte). Leur organisation militaire était si impressionnante qu’ils donnèrent l’impression, aux Européens, d’être un Etat purement militaire : le despotisme turc, « la monarchie à la turque » de Jean Bodin, « le Grand Turc, entouré de quarante mille janissaires » de Pascal… Le résultat est que, face aux armées européennes, l’Empire ottoman était presque constamment victorieux, jusqu’au XVII° siècle, et son ambition de s’emparer de Vienne, et, à partir de là, de pénétrer en Allemagne et de se saisir en fin de compte de toute l’Europe, n’avait rien d’utopique. Tout ceci veut dire que chez les Ottomans, c’est en somme l’empire ou, si l’on veut, l’impérialisme qui a créé l’Etat. A la différence flagrante des autres Etats musulmans, qui essayaient d’adapter les codes originels de la Sharia et des écoles juridiques sunnites à leur évolution, l’Etat ottoman créa, en dehors de la Sharia, un droit administratif autonome, le kanun (le mot dérive du grec kanon, « réglementation», qui a aussi donné, ironiquement, le nom du droit sacré chrétien, le droit canonique). Or ce que les historiens appellent rétrospectivement, dans le cadre strictement européen, « l’unification du territoire » et le triomphe du Königsmechanismus (le « mécanisme royal ») sur la fragmentation féodale est aussi une forme d’impérialisme de la dynastie souveraine à l’encontre des grandes seigneuries (les légistes de Philippe IV le Bel ont pu dire donc que « le roi de France est empereur en son royaume », manifestation de l’ambition de la dynastie capétienne de faire de la « mouvance française » l’empire de leur Etat dynastique aux domaines propres alors très restreints : ne pas oublier qu’alors, le titre royal en France était Rex Francorum (roi des Francs) et non Rex Franciae (roi de France) comme il le deviendra lorsque les Capétiens auront en effet réussi à faire de la France leur empire, pratiquement au sens colonial du terme).

L’Etat européen le plus puissant du XVI° siècle, et qui se posait en challenger principal de l’Empire ottoman, était aussi celui dont l’empire était le plus étendu : l’Espagne. Or il suffit d’y songer pour se rendre compte que ce n’est pas à cause d’une puissance particulière intrinsèque que l’Espagne avait pu conquérir un empire : plutôt, c’est en imaginant des solutions administratives et militaires lui permettant de conserver ses acquisitions que l’Etat s’est trouvé en fin de compte défini et constitué par l’empire (une solution particulièrement intéressante réside dans la division de l’Etat dynastique des Habsbourg en deux tronçons : l’Autriche présidant le Saint Empire romain germanique, et l’Espagne présidant l’empire colonial américain et asiatique, ce qui donne un nouveau sens à la formule « diviser pour mieux régner ».)

La marque apparente la plus pittoresque de la mue de l’Etat dynastique en Etat administratif, c’est l’immobilisation et la transformation de la résidence royale de châteaux en complexes palatiaux : les rois de l’époque féodale avaient plusieurs châteaux dispersés dans leurs domaines, et passaient leur temps à aller de l’un à l’autre (ceci explique encore les fameux « châteaux de la Loire » en France, déjà en transition pourtant – dans l’un desquels, Blois, furent même tenus les Etats-généraux de 1576-77). De plus ces châteaux étaient des « ménages », des campements de pierre (initialement, de bois, et leur nom dérive du latin castrum, le nom pour les camps militaires romains) où l’on devait « tenir cour », c’est-à-dire nourrir et entretenir du monde, parents et clients de mœurs militaires, nobles – toutes choses qui reflètent le caractère « clanique » de l’Etat dynastique initial. Par contraste à ces pratiques qui avaient encore cour en France ou en Allemagne au XVI° siècle, Philippe II, empereur transocéanique, s’était fait construire un immense palais fixe, l’Escurial, qui devait rester fixe parce qu’au-delà d’un lieu de vie dynastique, c’était un ensemble de bureaux, un centre administratif, comme le complexe palatial ottoman du Divan (dont la section purement administrative, le Bab i-Ali, du nom de la porte monumentale qui y mène, fut tôt connue par les Européens sous le nom de « Sublime Porte », ou «la Porte »). Les deux super-puissances du méridien politique eurasiatique au XVI° siècle, l’Espagne et l’Empire ottoman, étaient donc d’énormes Etats impériaux et administratifs. Au XVII° siècle, les résidences dynastico-administratives de ce type commencèrent à devenir plus courantes, jusqu’à la solution proposée par Versailles, idéale pour l’Ancien régime européen : combiner la vie de cour clanique à l’activité administrative régulière de façon permanente. Les fameuses imitations de Versailles qui pullulèrent en Europe au XVIII° siècle n’étaient pas simplement des reproductions architecturales, mais des reproductions conceptuelles aussi bien (au XIX° siècle, Louis II de Bavière fit construire une reproduction de Versailles dans un style extrêmement décoratif, à Herrenchiemsee : mais la Bavière était alors un de ces nombreux Etats modernes post-dynastiques qui conservaient leur dynastie par contingence historique, comme l’Angleterre actuelle, et Herrenchiemsee était non pas une reproduction conceptuelle, mais un rêve, la nostalgie d’une époque révolue, un palais purement ornemental, dans lequel Louis de Bavière jouait consciemment au grand roi dynastique face à une cour minuscule et plus bourgeoise qu’aristocratique). L’administration était une nécessité de l’unification territoriale : contrairement à l’Espagne, la France , dit Sully (ministre de Henri IV au début du XVII° siècle) n’avait pas les « mines et or du Pérou », mais elle était nourrie par le « labourage et pastourage », la richesse rurale. Même ce fait apparemment élémentaire n’aurait pas été possible sans l’unification territoriale, cependant. En même temps, le système de mobilisation militaire reposant sur les obligations féodales s’était décomposé et avait été détruit par l’impérialisme des dynasties souveraines, et il fallait le remplacer par un nouveau système. L’Espagne fut la puissance la plus précoce dans cette entreprise, probablement parce qu’elle s’était fondée sur une longue guerre contre les princes musulmans, la « Reconquista » – tandis que jusque dans les années 1640 (fronde de la noblesse), le roi de France devait encore lutter contre les troupes levées par les grands nobles du royaume et qui étaient, dans ce contexte déjà post-féodal, des espèces d’armées privées plutôt que des levées seigneuriales. Ces séries d’événements (unification territoriale par la dynastie souveraine, disparition de « l’ost », l’armée de type féodal) mènent à l’administration de la guerre. La première innovation qui se généralise rapidement est le concept d’armée de métier permanente, qui était déjà ancien chez les Ottomans, et que les Anglais (qui avaient, eux, plutôt intérêt à avoir une marine permanente) décrièrent comme un développement du despotisme à la turque chez les « continentaux » (les Anglais purent aussi plus facilement, sous la protection de leur insularité, développer dans sa logique leur droit national interne, ce qui a créé cette division bien connue entre la « common law » anglo-saxon et le « droit romano-germanique » continental). De même que l’Espagne avait dominé les champs de bataille européens au XVI° siècle, de même la France les domina à partir des années 1660. C’était l’effet constant du travail énorme des grands administrateurs militaires de Louis XIV : Le Tellier et son fils Louvois, secrétaires d’Etat à la guerre, bâtisseurs d’une armée permanente de 400 000 hommes strictement disciplinés, et Vauban, le plus grand ingénieur militaire de son temps. Les succès de Louis XIV (dont mêmes les défaites n’avaient pu être infligées que par des coalitions européennes) rendirent l’armée permanente de métier un élément essentiel de l’Etat, en Europe, à partir du XVIII° siècle. Par suite, les rapports entre le droit national interne et les impératifs du « droit des gens » commencèrent à se transformer radicalement. Pour administrer la guerre perpétuelle, il fallait une armée permanente recrutée de manière régulière, régulièrement équipée, et régulièrement nourrie et approvisionnée en campagne comme en casernement. La guerre en soi était (et reste bien entendu) chose extrêmement coûteuse : l’impératif de cette triple régularité la rendait pour ainsi dire triplement plus coûteuse. Par voie de conséquence, il fallait créer une source de financement fiable et régulière. Les victoires dans cette phase de la guerre perpétuelle dépendaient désormais de la manière dont un Etat parvenait à résoudre ce problème : maintenir une armée permanente comparable ou si possible supérieure à celle des Etats rivaux à coûts soutenus. Le problème n’était pas mince : la nécessité de la parité technique et le besoin de la supériorité militaire créaient des pressions sur l’Etat (la forme la plus connue de cette pression étant l’accroissement continu de la dette publique) qui, au bout d’un temps, ne pouvait y répondre qu’en essayant de transformer la société pour la rendre plus apte à financer la guerre. Ces pressions s’exerçaient de manière différente sur les Etats, suivant la taille de leur « empire », les compromis sociaux auxquels ils présidaient, et leur situation géopolitique.

En tenant compte de tout cela, comme on le verra, on peut dire que vers 1785, disons, voici ce qu’on peut dire : les trois grands vainqueurs de cette dernière phase de la guerre perpétuelle eurasiatique sont l’Angleterre, la Prusse et la Russie ; les trois grands perdants : la France, l’Autriche et l’Empire ottoman. Dix ans plus tard, vers 1795, la guerre perpétuelle eurasiatique était devenue aussi historique que les guerres du Péloponnèse (bien que son histoire n’ait jamais été écrite d’un seul tenant, et qu’elle n’ait pas eu son Thucydide). Voici, en gros, très schématiquement, ce qui s’est passé à cet égard.

(…au prochain numéro --- et moins intense...).



Friday, October 3, 2008

note du jour

Rien à voir avec le reste... Long article très intéressant sur le Zimbabwe, qui recapitule un point de vue qui m'est cher: la liberté de penser, en Afrique, comporte comme l'une de ses deux conditions principales la liberté vis-à-vis de l'information occidentale (l'autre condition étant la liberté vis-à-vis des forces conservatrices, en Afrique), en prenant comme cas d'étude le dilemme zimbabwéen (histoire sans happy end possible: ou les Occidentaux parviennent à imposer leur Pétain au petit pied, ou Mugabe continue à s'encroûter dans la débacle programmée, jusqu'à sa mort: histoire d'un problème qui n'avait pas lieu d'être, et illustration du terrible orgueil occidental). En avril dernier, j'étais en compagnie d'une journaliste américaine, assez raisonnable me semblait-il, et en partie d'origine africaine. Elle me parla à un moment du Zimbabwe, qu'elle qualifia de "honte de l'Afrique". Je la regardai, stupéfait, comme mis devant une des ces curieuses marques de folie politique ordinaire qu'on rencontre parfois chez les gens les plus sensés. Que le Zimbabwe soit un problème, je le veux bien. Que cela soit uniquement de la faute des Africains et de Mugabe, j'étais sidéré de voir à quel point il pouvait être naturel de le penser. Aux Etats-Unis, on rencontre cette déraison surtout par rapport à la Palestine, et j'en avais toujours blâmé les médias et le contrôle des faiseurs d'opinion sionistes. Mais on ne peut pas en dire autant du Zimbabwe, et cette femme fait partie des "médias": elle fabrique peut-être de l'opinion, mais apparemment, c'est sur la base d'une conviction sincère, la conviction selon laquelle (comme je pus le constater en l'écoutant sur divers autres sujets) en Afrique en tout cas, l'Occident ne peut jamais avoir tort, ou seulement par accident. Cette assurance, cet orgueil, en impose aux Africains, comme je l'ai souvent constaté en voyant comment leur presse répète et défère à la presse occidentale. J'ai aussi rencontré à Dakar, à Ouaga, des personnalités qui étaient souvent invitées, sur fonds d'organisations occidentales, pour participer à telle ou telle conférence, rencontre, séminaire, visant à résoudre la crise zimbabwéenne et à implanter la démocratie au Zimbabwe. A chaque fois, je les ai entendus répéter avec application les phrases occidentales (droits de l'homme, démocratie, etc.), et puis, devant mon silence (il aurait fallu faire chorus), ils devenaient soudain interrogatifs et révélaient leur scepticisme et leur incrédulité. Le faire trop publiquement risquait cependant de les priver de l'accès aux retombées financières de la complicité avec l'Occident. Je ne dis pas d'ailleurs que cette complicité soit toujours et nécessairement une mauvaise chose. Mais dans le cas précis du Zimbabwe, elle montre à nue ses fondations: la Wille zur Macht -- la volonté de puissance -- occidentale en Afrique.
On peut raccrocher ce propos au tissu actuel du blog à travers le fait suivant: s'il y a, comme le dit l'auteur de cet article, un système occidental, il agit à certains égards comme un Etat unifié, sous suzeraineté américaine, et ce système essaie en fait de produire l'Afrique qui lui convient. La fonction principale de l'Etat (mais j'anticipe) est de produire une certaine réalité politique, y compris, quand il est ou veut être assez puissant pour cela, bien au-delà de ses frontières. La production de cette réalité, l'auteur de cet article le voit bien, passe aussi et surtout par les médias, surtout, dans ce cas, ceux dits (assez faussement, mais aussi, assez caractéristiquement) "internationaux" (Contradiction inscrite dans le nom même de RFI: Radio "France" Internationale: radio nationale internationale, en clair). Si bien qu'en Afrique les démocrates (au sens radical de ce mot, bien entendu) doivent se battre sur deux fronts: contre la Wille zur Macht occidentale, et contre les ennemis plus conventionnels des démocrates radicaux, les forces sociales veules et bêtes qu'on trouve partout. Il y faut un degré de conscience qui n'est pas requis à ce point dans d'autres contextes, et on peut comprendre pourquoi si peu d'Africains y parviennent!
Voici l'article:
http://grioo.com/ar,l_image_globale_de_la_crise_au_zimbabwe_en_attendant_qu_une_certaine_presse_africaine_se_libere_de_la_tutelle_coloniale,15273.html