Tuesday, December 16, 2008

Je crois que je vais mettre tout le côté "Dico politique" de ce blog au vert jusqu'à la fin-février, début mars, pour cause de travail intensif. Néanmoins, je continuerai à y mettre des liens et autres choses de ce genre de temps à autres. Une digression.

Sunday, December 7, 2008

blurb en avance

Excursion hier, et par conséquent rien de prêt aujourd'hui. Tout de même, en relation à ce sujet, note liée à une partie de la conversation que j'avais avec mon compagnon d'excursion: "Les Américains ont une culture presque paranoïaque de la méfiance envers l'Etat et une sorte de révérence pour la propriété privée par opposition au domaine public... Et pourtant, c'est à mon avis le peuple le plus étatisé de la planète. Pratiquement tout ce qui fait l'Américain -- sa consommation, sa conscience et ses rêves --- est directement produit par, ou lié à l'Etat américain (et à sa structuration capitaliste, d'où l'excès de sens lié à la propriété privée)... Comme "l'autre" radical dans ce domaine, les Américains désignent (accusent) les Français étatistes. Mais ces derniers sont tout de même exposés au cinéma, à la musique, à la littérature venant d'autres pays, échappant par là au formatage de leur Etat, comme la plupart des peuples de la terre, même les Chinois, même les Saoudiens, et l'étatisme des Français n'est pas du reste celui du drapeau, mais bien celui du domaine public (à moins qu'une certaine tendance patriotarde, plus ou moins favorisée par Sarkozy, n'y mette bon ordre). En revanche, le drapeau et le titre d'Américain sont des absolus, à tel point que le mot "américain" sert littéralement d'adjectif théorique (comme dans The great American novel, ou dans ces titres de films, de romans, American Psycho, American Gangster, etc., ou comme dans la formule anti-américanisme qui n'a pas d'équivalent, en dehors de l'antisémitisme tel qu'il est, à présent, devenu un raccourci pour désigner ceux qui s'opposent aux dérives d'Israël)."
(Ceci, cependant, est consigné pour mon projet d'essai "tocquevillien" sur les Etats-Unis auquel je ne pourrais raisonnablement travailler qu'après avoir quitté les Etats-Unis).

Saturday, November 29, 2008

Etat: Sect. 2. Soubassement philosophique (assez aride)

Je n'aime guère causer de philosophie, mais il faut en passer par là avant de progresser. Mais cela reste très historiciste. Après tout, c'est ma méthode...

Toutes les définitions se ramènent peut-être à deux méthodes, la variation et la distinction. La première paraît la plus commune, et le seconde, la plus féconde. Par la première, on prend un modèle fixe, une définition pure, pour ainsi dire, et de là, on fait une typologie du plus et du moins par rapport à ce modèle. Pour l’Etat, on prend d’ordinaire (étant donné l’hégémonie du paradigme occidental en matière de sciences sociales) une définition qui se rapproche de celle de Max Weber (« monopole de la violence légitime », « légal-rationnel »), et de là, on typologise. C’est ainsi que les experts de la politique africaine parlent de « l’Etat africain néo-patrimonial ». C’est une définition type par dégradation du modèle central, légal-rationnel. Il faut avouer que cette méthode facilite la vie. Avec elle, on n’a pas besoin de faire tant d’histoire ! Mais ce n’est pas elle que je suis ici, plutôt la méthode de la distinction, qui est très historiciste, et presque nominaliste – presque… Cela me revient parce qu’à force de parler d’Etat dynastique (ou aristocratique), j’ai pu donner l’impression que c’était là un type, un peu semblable à ce que Weber, précisément, appelait « Etat patrimonial », et que l’on trouverait, égal à lui-même, de l’Angleterre à l’Iran, entre 1500 et 1800 (espace-temps, grosso-modo, où je reste enfermé dans cette discussion). Or, tout en demeurant d’accord qu’il y a bien eu quelque chose qu’on pourrait appeler « Etat patrimonial », je ne pense pas, comme Weber, qu’on puisse en dégager l’idéaltype, ou que le fait d’en dégager l’idéaltype présente un intérêt définitif pour qui veut comprendre de quoi il retourne, au sujet de l’Etat.

Dans tous les cas, si on ne sort pas de ce schéma de modèle fixe, d’idéaltype (qui est certes très bien pour faire de la science sociale positiviste dans les règles de l’art) on ne peut saisir la fluidité de l’Etat, et la manière dont il passe, si j’ose dire, d’un état (dynastique) à l’autre (national). On ne peut le faire que par une série de distinctions de l’Etat par rapport à d’autres choses. Tout ceci va devenir plus clair si j’explique un peu ce que j’ai fait jusqu’à présent, et qui ressemble à une théorie, à une thèse. En gros, j’ai montré que l’Etat, c’est la guerre. Pour Weber, l’Etat, ce sont des choses fixes : l’armée, l’administration, la loi, même le leadership. Des choses qu’on peut catégoriser, comptabiliser, comparer. Du point de vue wébérien, on peut se pencher sur l’Etat comme Réaumur sur ses insectes ou Linné sur ses plantes. Mais quand on pense que l’Etat, c’est la guerre, on dit par là qu’il est défini par des circonstances, qu’il est une sorte de sous-produit en quelque sorte, de la violence des intérêts et du choc des enjeux. On remet un peu en cause ce qui fait que l’Etat est le sujet principal de l’histoire, le principe de sa souveraineté.

En fait, à un certain moment, l’Etat a commencé à parler (par la bouche de certains théoriciens et de certains diplomates) et à dire : « je suis souverain ». C’est un événement tout à fait contingent, et si je ne m’abuse, le premier à le manifester, c’est Jean Bodin… (Ceci montre que l’événement est vraiment contingent, puisqu’il est en fait ouest européen – chez les musulmans par exemple, voisins immédiats des Européens, le souverain resta Dieu). Cela sort des querelles de « supériorité » (le mot « souveraineté » dérive du latin « superioritas ») qu’il y eut en Europe occidentale tout au long du moyen-âge, entre d’une part l’empereur germanique et le pape (conflits connus sous le nom de Querelle des investitures) et d’autre part l’empereur germanique et le roi de France. Le problème était de savoir, en gros, qui était le patron ultime du monde chrétien : était-ce l’empereur germanique (qui se prétendait successeur des empereurs romains, en leur temps patrons du monde chrétien) ou le pape (qui avait les clefs de Saint-Pierre et surtout, qui avait oint Charlemagne premier « empereur germanique » si l’on peut dire…) ? (On verra tout à l’heure en quoi consista le rôle « grain de sable » du roi de France).

Pour comprendre le côté vraiment contingent de cette querelle (le fait qu’il n’est même pas vraiment nécessité par une théorie politique chrétienne) il faut comparer avec ce qui se passait en même temps à Byzance, endroit où la pratique de l’empire romain tardif (i.e., de l’empire chrétien) subsista jusqu’à la fin. A Byzance, Jésus Christ était le souverain. Cela était reconnu par le fait que l’empereur byzantin était assis (du moins à une période) à côté d’un trône vide, plus élevé que le sien, et qui était celui de Christ roi (Pantocrator, Autocrator). De même, dans les pays d’Islam, si la marque du gouvernement était que le prédicateur du vendredi commençait son prêche au nom du gouvernant, c’était par manière de reconnaissance et de légitimation, à travers le nom divin, car le prédicateur laissait (et laisse) toujours, sur le minbar (chaire), un niveau supérieur, vide, qui est occupé par la majesté divine (anecdote : l’animiste Gengis Khan, s’étant emparé de Boukhara, alla à la mosquée parler aux notables, et se posa au sommet du minbar. Les notables lui firent remarquer que ce dernier degré était réservé à Dieu, et Gengis Khan descendit obligeamment d’un degré : il reconnaissait ainsi que ses droits de conquête n’étaient pas supérieurs à ceux de Dieu en Islam, débutant par la même le processus de conversion des gengiskhanides d’Asie centrale à la religion musulmane).

Alors, donc il y eut Charlemagne, oint en l’an 800, à Rome, empereur romain d’Occident, par le pape. En ce temps, on peut dire que Charlemagne utilisa le pape comme une sorte de haut fonctionnaire sacerdotal, et se vit essentiellement comme un propagateur du christianisme, notamment dans l’Allemagne animiste où il se livra à des conquêtes on ne peut plus sanglantes. Quelques temps après sa mort, son empire se brisa, à cause (détail dont on verra tout à l’heure l’importance) des lois germaniques de succession. En gros, il y eut trois morceaux : la Francie orientale, la Lotharingie et la Francie occidentale (ce nom de « Francie » vient du fait que Charlemagne était un germain d’ethnie franque). La première, qui couvrait l’Allemagne actuelle, allait devenir le centre territorial du saint empire romain germanique ; la seconde devint un pays frontière (cela va des Pays-Bas au Piémont en passant par la Lorraine, qui en dérive son nom, et la Bourgogne), pomme de discorde entre la France et l’Allemagne, et la troisième deviendra la France. Cette dernière échappa à la dynastie carolingienne au début du X° siècle pour échoir aux Capétiens. Ces derniers constituent sans doute la dynastie la plus originale de l’histoire: y en-a-t-il eu une qui a duré aussi longtemps, en dehors des dynasties égyptiennes ? Au Japon peut-être, et encore,… De toute façon la dynastie impériale japonaise ne gouverna pratiquement jamais. On devrait faire une histoire des Capétiens distincte de celle de la France, si cela est possible. Ce qui est original chez eux, c’est la manière dont ils ont su modifier les lois fondamentales de la société germanique (ils étaient aussi d’origine franque) pour pérenniser leur règne, et ce n’était guère facile… Mais bon, il ne s’agit pas d’eux : il faut simplement remarquer qu’à cause de ces talents familiaux, ils avaient réussi assez rapidement à organiser la France en quelque chose de plutôt cohérent, avec direction unique (la leur), en dépit d’un territoire relativement vaste (à l’échelle européenne médiévale) et divers (culturellement, linguistiquement…). La France était certes un ensemble de fiefs (la « mouvance française »), mais avec un système hiérarchique fonctionnel et une curia regis (une administration royale) à l’impérialisme persistant, pour agréger ces fiefs au domaine royal… (Autre détail important comme on verra).

Par contraste, le saint empire romain germanique, balloté de dynastie à dynastie, ne put être organisé : il resta une mosaïque d’Etats seigneuriaux et ecclésiastiques, de villes libres et de ligues commerciales, un Kleinstaaterei (ensemble de « petits Etats épars »). L’idéologie du saint empire était que son territoire incluait l’Italie, et l’empereur germanique de ce temps-là se mêla constamment de politique italienne, délaissant la tâche possible d’organiser la « mouvance germanique ». C’est cette présence de l’empereur germanique en Italie qui nourrit la guerre italienne des Guelfes et des Gibelins (si importante dans l’œuvre et la vie de Dante Alighieri) et bien sûr la querelle des investitures (querelle compliquée et qui avait pour enjeu central la nomination des évêques et autres prêtres et la répartition des revenus sacrés). Bien sûr, l’empereur germanique supposait aussi que le royaume de France lui était au moins symboliquement soumis. Mais la France capétienne n’était pas aussi ouverte aux interventions que l’Italie (qui était également dans un état de Kleinstaaterei) : en fait, après une terrible défaite infligée en 1214 par le roi de France (Philippe-Auguste en l’occurrence) l’empereur germanique ne s’y frotta plus. La supériorité de l’empereur germanique était donc mise en crise par les prétentions du pape, et le challenge du roi de France. Ce dernier commença à faire produire par sa curia regis une théorie politique qui allait nous mener tout droit à cette affaire de souveraineté de l’Etat : « Le roi de France est empereur en son royaume », dirent les légistes de Philippe le Bel (celui-là même qui, damant décidément le pion à l’empereur germanique, obligea le pape à quitter Rome pour s’installer à Avignon). Avant cela, au début du XIII° siècle, le pape Innocent III avait remarqué, au sujet du roi de France, que « cum rex superiorem in temporalibus minime recognoscat », que le roi de France ne reconnaissait aucun supérieur sur le plan temporel. La formule des légistes de Philippe le Bel reprenait celle des canonistes du temps, qui disaient : « Ce que nous disons de l’empereur peut être dit de tout roi et de tout prince indépendant (qui nulli subest) : chacun, en effet, a autant de droit en son royaume que l’empereur dans le monde entier » (le canoniste Alain, vers 1208). Mais si le roi de France superiorem in temporalibus minime recognoscat, c’est qu’il rejetait le droit de l’empereur « dans le monde entier », et en particulier, en France. (Pour ce qui est du « plan spirituel », il faudra cependant attendre la révolution laïque de 1789, qui provoqua d’ailleurs une première chute des Capétiens).

Ces trois fractures brisèrent l’unité politique de la Chrétienté occidentale. Si le pape réussit à s’imposer comme chef commun au spirituel (au moins jusqu’au XVI° siècle), il n’y eut plus de chef commun au temporel dès que les Capétiens commencèrent leur essor. Il n’y eut plus d’empire chrétien, et, à proprement parler, plus de souveraineté divine en dehors du plan spirituel, dominé par l’Eglise. La situation était celle d’un empire ecclésiastique assez bizarre, ayant ses organisations à travers toute l’Europe, et sa capitale à Rome (et, on l’a vu, pendant un temps, à Avignon), et puis des empires temporels indépendants, bien que l’un d’entre eux, le moins puissant paradoxalement, le saint empire, prétende être supérieur aux autres. Dieu restait souverain de façon ultime, mais à travers la médiation de l’Eglise, dont l’onction rendait le prince régnant « sacré » (participant en quelque façon de la majesté divine, roi « par la grâce de Dieu » comme on disait – n.b., ce n’est pas là la théorie du « droit divin surnaturel» qui servira plutôt à mettre le monarque au dessus des lois communes et qui apparaîtra, ou prédominera, seulement vers la fin du XVI° siècle : c’est la théorie dite du « droit divin providentiel ». Ces distinctions n’étaient d’ailleurs faites que par les érudits, le gros des gens s’en tenant à l’idée que le pouvoir royal tenait de Dieu…).

Vers le début du XVI° siècle, les Européens s’étaient habitués à cette situation, mais il y eut des remous. Jean Hus en Bohême-Moravie, puis Luther en Allemagne, et encore, Henry VIII, transformant Canterbury en capitale de l’Eglise anglaise qui cessa donc d’être une « colonie » de l’Eglise catholique (ce mot de « catholique » veut dire « du monde entier », « universel », en grec : on voit donc bien qu’il s’agit d’un empire, au sens où le saint empire se disait être un empire : une domination universelle). Etc. Mais l’idée du pouvoir temporel a mûri. En général, à ce sujet, on se réfère surtout à Machiavel. L’atmosphère de son œuvre paraît purement temporelle en effet, mais c’est parce que son objet ne peut qu’en relever. Je n’ai trouvé aucune pensée de l’Etat chez Machiavel, ou du moins aucune pensée de l’Etat qui soit indépendante de son obsession principale, la puissance politique. Il est certain que ce qui intéressait Machiavel, en effet, c’était la puissance d’un Etat, et non d’une banque ou d’un clan. Mais on peut appliquer ses recettes à une banque ou un clan. Ce qui lui est spécifique, c’est la question « comment dominer ? » (Plus précisément : « comment acquérir, ensuite posséder fermement, et dominer ? ») C’est une question qui peut s’appliquer à à peu près toutes les organisations concevables, elle n’a rien d’essentiellement « étatique ». Dans Le Prince, Machiavel essaie de répondre à cette question à partir d’un individu doté de caractères de leadership. Comment un tel individu peut-il acquérir une seigneurie, la posséder, et, à partir de là, dominer ? (Dominer d’autres seigneuries et – c’est là le côté sentimental et utopique de Machiavel, qui l’a amené à appliquer ses recettes uniquement à un concept de l’Etat – réaliser l’unité italienne… On aura remarqué à ce sujet l’hostilité de Machiavel à l’égard de l’Eglise catholique, qui était à l’époque une organisation tout à fait machiavélique, mais formant, par ses objectifs et son empire, l’obstacle principal à l’unification de l’Italie : problème qui obséda déjà Dante, et qui ne put être résolu de façon radicale que par Mussolini, accords du Latran, 1929). Dans le Discours sur la première Décade de Tite-Live, Machiavel reprend le même problème, mais remplace l’individu par un Etat, ou une organisation étatique, Rome républicaine, Rome SPQR. C’est le sens de cette longue dissertation, vers le début du Discours, où Machiavel compare le pouvoir individuel au pouvoir collectif, et affirme que ce dernier est supérieur au premier, car permanent, coordonné, etc. A ce niveau, oui, il y a chez Machiavel quelque chose qui est de la pensée étatique, et de manière très originale. En dehors des théories des canonistes, la pensée politique en Europe, et en particulier en Italie, tournait alors autour des sempiternelles catégories aristotéliciennes : démocratie/anarchie ou ochlocratie (règne des foules bêtes), aristocratie/oligarchie, monarchie/tyrannie. Quelques décennies après le temps où Machiavel démontrait que le pouvoir collectif était supérieur au pouvoir individuel, le cardinal Bellarmin (de formation traditionnelle thomiste, tout à fait aristotélicienne) soutint que la monarchie l’emportait sur les autres formes de gouvernement (démocratie et aristocratie). On pourrait croire que Bellarmin soutenait l’inverse de la thèse de Machiavel, mais en fait, ils ne parlaient pas du tout de la même chose. Machiavel aurait accepté avec un haussement d’épaules les arguments de Bellarmin, pourvu que Bellarmin reconnaisse que la monarchie n’est utile qu’en tant qu’élément de quelque chose qui dépasse la personne du monarque, et qui est un agencement de pouvoirs étatiques. Mais encore une fois, Machiavel ne tenait pas vraiment à comprendre la nature et les conditions de cet agencement de pouvoirs étatiques : il ne s’y intéressa que par les côtés où une telle chose permit à Rome d’acquérir, de posséder et de dominer « le monde entier » (i.e., le méridien politique eurasiatique).

J’ai évoqué Bellarmin, bien connu pour son rôle dans l’Inquisition romaine qui l’a amené à poursuivre Galilée (dont il était cependant un ami), parce qu’il a écrit donc ce traité « de la magistrature politique » dont le titre en dit long sur l’évolution de la théorie politique chrétienne en Europe occidentale : De Laicis (une section du chef-d’œuvre de Bellarmin, les Disputationes de controversiis Christiane fidei, recueil en plusieurs volumes publié au cours de la décennie 1580). On y lit notamment que « l’autorité séculière ou civile » (i.e., laïque) « est d’institution humaine et réside dans la multitude » (i.e., le peuple) « à moins qu’elle ne le concède à un prince. Ce pouvoir est en la multitude, qui en est la sujette, car il vient de la puissance divine, qui ne l’a accordé à aucun homme en particulier. » Bellarmin prône la monarchie parce qu’il y voit le type de gouvernement le mieux ordonné, mais rejette l’idée selon laquelle le monarque régnerait de droit divin, et échapperait ainsi à l’ordre (divin, forcement, mais aussi et surtout, public) qu’il défend. Le monarque n’est pas souverain, puisque le pouvoir réside dans le peuple, qui en est le possesseur par défaut, et par droit naturel (autre concept compliqué qui descend directement d’Aristote), dès lors que Dieu ne l’a accordé à personne en particulier.

Mais pendant ce temps (1576), Jean Bodin publiait ses Six livres de la République (« république » ici veut dire à peu près ce que nous appelons « Etat », tout comme quand on disait dans ce temps là « philosophie naturelle », c’était pour décrire des choses qu’aujourd’hui on mettrait sous la rubrique de la « physique-chimie »), où il définit la souveraineté comme la puissance de faire et défaire les lois, puissance qu’il confère à la personne du monarque. Bodin utilise le même langage aristotélo-thomiste que Bellarmin (droit naturel, les types de gouvernement, etc.), mais il parle à partir d’un nœuds de problème très différent, et qui nous ramène à mon affirmation, « l’Etat, c’est la guerre ». En 1575, cela fait environ une quinzaine d’années que la France est abîmée dans une inextricable guerre civile opposant en gros catholiques et protestants (avec tout un tas d’autres enjeux). Au bout d’un temps, s’était dégagé une espèce de pensée comme quoi la meilleure façon de restaurer ordre, paix et sécurité était de solidifier la hiérarchie, de montrer du doigt qui était supérieur à tous, et pouvait dire à tous ce qu’ils avaient à faire. On l’appela « le parti des politiques ». La guerre civile se caractérise par une sorte de déficit d’autorité, et l’objectif de Bodin était de retrouver le sens de l’autorité : mais il se lança dans cette tâche de manière philosophique. Il ne s’agit pas simplement, pour lui, de faire ce que faisaient les autres défenseurs de l’Etat royal – rappeler les sujets du roi à leurs devoirs – il essaya de mettre à jour ce qui faisait que l’Etat était un Etat. C’est là, avec Bodin, que nous entendons pour la première fois, distinctement, quelque chose dire : « Je suis l’Etat. Et en tant qu’Etat, je suis souverain. » Au fait, en général ce qu’on retient de Bodin, c’est la théorie de l’absolutisme, présentée comme une sorte de concentration autoritaire de tous les pouvoirs. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais en réalité, Bodin décrit l’Etat à partir de quatre oppositions : le « droit » par opposition à la force, à la ruse et à tous les fondements pragmatiques du pouvoir politique (cette distinction est liée au fait que l’Etat est une organisation permanente et générale, et ne saurait donc se conduire comme une simple organisation technique, du style « bande de brigands », ou du style « banque » : autant pour Machiavel. Mais aussi autant pour Aristote, dont la définition de l’Etat lui confère comme objectif le bonheur, le bien-vivre. Non, dit Bodin : le droit suffit. On peut vivre heureux hors d’un Etat, et on peut être malheureux sous un « droit gouvernement », à cause de la guerre) ; la « souveraineté » par opposition au droit commun relatif (faire et casser la loi, au-delà des coutumes, mais en deçà du droit divin et du droit naturel, et cela de façon « perpétuelle » : l’idée n’est pas l’autorité absolue et « despotique », mais le fait qu’il doit y avoir dans la communauté politique, une frontière ultime, une dernière ressource… sans quoi d’ailleurs la communauté se fondrait dans l’anarchie du relatif généralisé) ; la « communauté » par opposition au privé, au personnel (on est régi par un Etat à travers ce qui nous lie aux autres et non à travers ce qui nous individualise) et les « ménages » comme cellules de bases stables de l’Etat par opposition aux bandes errantes et désorganisées. « République », dit donc Bodin « est droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qu’ils ont en commun, avec puissance souveraine. » Point barre. Rien de trop…

On voit par où ce chemin mène à Hobbes, à toute la théorie moderne de l’Etat, à Weber, etc. On oublie Bodin parce qu’on est aujourd’hui sous le règne de l’Etat-nation : conférer la puissance souveraine à un monarque, cela ne se fait pas. Le cardinal Bellarmin même, chez qui on peut reconnaître une théorie de la souveraineté populaire (de droit naturel et divin) serait plus « in », de ce point de vue. Mais en fait, pour Bodin, le monarque n’était que la fonction : ce qui importe, c’est la « République », c’est l’Etat. Et après tout, qu’est l’Etat-nation, dans sa manière de faire, sinon une république bodinienne avec un monarque non pas dynastique, mais électoral ?

En gros, aussi, ce que dit Bodin, c’est l’inverse de ce que je dis : l’Etat, c’est la paix. Si guerre il y a, elle est à l’extérieur, mais à l’intérieur, c’est la paix, et la guerre extérieure ne sert qu’à protéger la paix intérieure. Ainsi dira Hobbes, dont l’Etat est le contrat signé par les hommes pour sortir de l’état de guerre de tous contre tous…Ainsi dit toute la théorie moderne. Le problème n’est pas que tout cela est faux : tout cela est simplement de l’ordre du désir, de la volonté. C’est ainsi qu’on veut que l’Etat soit. Et bien entendu, quand je dis, « l’Etat, c’est la guerre », c’est par excès, ou du moins, c’est parce que mes principaux raccourcis pour approcher cet objet ont eu à voir avec la guerre, d’ailleurs la guerre extérieure, comprise par Bodin, Hobbes et tous les autres. Mon vrai postulat, c’est que l’Etat doit d’abord être approché par distinction d’autres objets qui l’entourent. L’Etat nous dit (à travers ses coryphées, les théoriciens politiques modernes): « Je suis droit gouvernement de plusieurs ménages, etc. », « Je suis le monopole de la violence légitime », etc. Et nous choisissons de le croire, sans plus y penser. Tout notre travail revient finalement à tâcher de voir si, lorsqu’il dit une telle chose, l’Etat dit vrai, à travers ses actions, son organisation. S’il ne le fait pas assez à notre mesure, nous lui trouvons des adjectifs dépréciatifs. Mais nous tenons l’affirmation initiale pour correcte, pour absolument vraie. Tel est le cas simplement parce que nous l’avons voulu. Cette volonté est importante, puisqu’elle définit toute notre existence : si nous nous battons pour l’Etat, nous sommes des soldats ou (si cette guerre est de style non armée, de style économique ou diplomatique), des « agents de l’Etat »; si nous nous battons en dehors de l’Etat, pour toute autre organisation, ou juste pour nous même, nous sommes des terroristes, ou des brigands, ou des clandestins. Bien sûr, il y a des organisations pour lesquelles il est possible de travailler sans se voir accoler ces dénominations désobligeantes, mais c’est soit parce qu’il s’agit d’organisations d’Etats (comme les nations unies), ou d’organisations reconnues par les Etats (comme l’Eglise catholique). Pour ce qui est d’une grande partie des actions de notre vie, l’Etat apparaît donc bien comme ce sujet souverain, frontière ultime du politique.

Mais encore une fois, c’est parce que nous l’avons bien voulu.

Je disais, au début de ce trop long propos, que tout ce développement est une contingence, et qu’il y a quelques points à ne pas perdre de vue :

- Que tous les Etats dynastiques ne sont pas même chose

- Qu’il y eut un impérialisme de la curia regis capétienne sur la mouvance française.

Expédions rapidement cette deuxième remarque : elle est notable simplement parce qu’elle montre que, suivant le moment où nous nous situons, l’Etat n’a pas le même caractère, ou n’existe pas de la même façon. En fait, en 1200, nous voyons les Capétiens essayer de raffermir leur droit, de s’emparer de tel ou tel fief, de renforcer la symbolique de leur supériorité sur les maisons françaises non royales. Ce travail, souvent décrit comme « la construction de l’Etat », a l’avantage de nous montrer que ce pouvoir souverain doit progresser au milieu d’une multitude d’autres objets qui ne se soumettent pas forcement à lui, et qu’il ne réussit parfois à utiliser que par compromis ou par accident. L’une des manières les plus intéressantes d’observer cela de manière comparative, c’est le point de vue de la propriété privée sur les richesses productives (terres, mines, forêts). Dans l’ordre des choses avec lequel ils devaient se dépêtrer, les Capétiens étaient confrontés à deux types de propriété privée très différentes : le fief et le bénéfice. Très, très sommairement : le fief appartenait en entier à une dynastie ou une famille seigneuriale (pas nécessairement aristocratique d’ailleurs) et ne pouvait revenir au roi que s’il tombait en déshérence (si la famille propriétaire s’éteignait totalement) ; le bénéfice est une possession de style viager, donnée en usufruit à un individu ou une collectivité. Le droit de propriété appartient alors à une autre entité (le roi, l’Eglise), qui, une fois le titulaire trépassé, pouvait le conférer à qui elle voulait. Or quoi que puisse dire Bodin, cette manière de faire n’était pas à la merci de l’Etat. Les Capétiens l’avaient trouvée en prenant le sceptre, ils en avaient usé du mieux possible, ils n’ont pu l’abolir, ni même ne l’ont voulu. Bien entendu, Bodin pourrait rétorquer qu’il avait pris soin d’indiquer que la royauté française n’était pas une « monarchie à la turque » (n.b.) et qu’elle était limitée par le droit naturel et le droit divin. Dieu, sans doute, n’a pas voulu la propriété privée, mais elle est apparue comme une nécessité, après la Faute, et elle a dès lors été protégée par le Décalogue (interdiction du vol). Par ailleurs, le Décalogue étant une expression de la loi divine compréhensible par la raison, fait donc partie du droit naturel. Ergo

En disant que la royauté française n’était pas une monarchie à la turque, Bodin se référait à l’idée selon laquelle cette monarchie là n’était limitée par aucun loi divine ou naturelle, et était le règne de l’arbitraire à l’état pur. Bodin (comme bien d’autres auteurs et jusqu’à Marx) supposait que la marque de l’Asie était notamment un moindre respect pour la propriété privée. Une telle perspective ressort encore une fois du jugement par variation : l’idéaltype est le style européen, si juste et élégant : ample pouvoir de faire, limité par le droit divin et le droit naturel. Mais évidemment, c’était ignorer la logique « turque », où le régime de la propriété privée obéissait à une forme de bénéfice, et où le fief n’existait pas. Tout y était domaine du prince, en nue-propriété, et des communautés, familles et individus, par usufruit révocable – et par tout il faut entendre les richesses foncières, y compris les mines et forêts, et les revenus fiscaux. Les richesses privées indépendantes du prince étaient donc marchandes, non foncières. Il en était de même en Chine, avec des arrangements différents – mais pas en Inde où le système des castes transformait le régime de la propriété privée, ou au Japon où existait un équivalent du régime féodal européen, ou encore en Afrique noire où la nue-propriété était non pas le fait du prince, mais celui de la communauté autochtone de droit… Chacune de ces sociétés avait sa propre idéologie du droit pour justifier cette organisation fondamentale : nous avons vu qu’en Europe occidentale, à l’époque de Bodin, c’était cette affaire aristotélo-thomiste de droit divin/droit naturel, qui allait évoluer vers l’actuelle idéologie des droits de l’homme. La Turquie, cependant, n’avait pas une « monarchie à la turque » et respectait une idéologie du droit de style sunnite, la Chine avait la sienne, et l’Inde, et le Japon, et l’Afrique.

Comme la guerre, le droit, ou plutôt l’idéologie du droit, est au-delà de l’Etat, agit sur l’Etat qui réagit sur elle. L’Etat-nation est une conséquence de la manière dont la guerre et l’idéologie du droit ouest-européen ont transformé l’Etat dynastique ouest-européen. Si, par ailleurs, des Etats comme celui du Niger ne correspondent pas à l’idéaltype wébérien, c’est bien parce que l’idéologie du droit dont ils dérivent n’est pas uniquement d’origine ouest-européenne. Et au fond, se rappeler ce petit fait est la meilleure manière d’analyser, voire de prédire les crises dans des contextes comme celui du Niger – où la richesse ne peut être que commerciale, et où les contrats d’Etat sont, pour certains du moins, la seule manière d’atteindre les étages supérieurs de l’opulence. Dans les anciens Etats africains, qui étaient monarchiques, le commerçant pouvait craindre de perdre la faveur du prince ; dans un Etat, comme celui du Niger, qui prétend au gouvernement démocratique, la crainte est inédite : c’est celle de perdre la faveur du peuple, ou de ceux qui le manipulent. On peut imaginer ce que peut tâcher de faire le commerçant favorisé pour maintenir ses privilèges! En dépit des pressions des Occidentaux, en tout cas, l’Etat du Niger ne parvient pas (et, je pense, n’essaie même pas) de transformer radicalement le régime de la richesse foncière privée, qui reste largement dans la logique de la vieille idéologie du droit africain, nuancée par l’influence islamique. Il n’y a pas là de souveraineté qui tienne…

Quittons maintenant ces aridités philosophiques.

Tuesday, November 25, 2008

Parenthèse: petit point sur la guerre perpétuelle eurasiatique

Je sens que je dois quand même définir mieux, avant de conclure le propos à ce sujet, ce que c’est que cette guerre perpétuelle eurasiatique. Ce fut une énorme aventure…


Il y eut des aventures qui durent paraître splendides, au moment où elles se produisaient, splendides en grande partie parce que riches d’avenir, mais qui traçaient en fait un itinéraire vers des sables où plus aucun regard ne se jettera, à moins que le cours des choses ne prenne soudain un brusque détour pour leur donner un nouveau sens. J’ai toujours été fasciné par ces avortements : qu’auraient fait les dynasties scandinaves des jalons qu’elles posaient, entre la Dalécarlie et le Labrador, d’un Etat boréal, puissance des neiges, morte née ? Quelles races auraient pu émerger des marmites que Byzance mettait sur le feu, de l’Adriatique à l’Euphrate ? Ces épisodes furent des marges de l’histoire, apparemment. Ennuyé de s’être engagé à dérouler le ruban du déclin de l’Empire romain jusqu’à son terme, jusqu’en l’an 1453, lorsque Byzance enfin cessa de résister aux forces d’une vie supérieure, Gibbon avertit « le fort patient lecteur, qui compte que trois énormes volumes ont déjà été consacrés aux événements de quatre siècles » et pourrait s’alarmer « de la longue perspective de neuf cents ans » qu’il ne s’étendra guère sur les annales de Byzance. En effet, il préfère la chronique des croisés et encore plus, l’essor triomphal de l’empire musulman, dont il dépeint les progrès avec l’enthousiasme qu’il aurait sans doute mis à écrire une histoire de l’essor et de l’apogée de l’Empire romain, plutôt que celle de son déclin et de sa chute. Cette partie du livre de Gibbon peut d’ailleurs être lue comme une histoire des origines de la guerre du méridien eurasiatique. C’est ici que se nouent les causes de cette guerre : la Méditerranée, cette mer romaine, puis romano-chrétienne, qui était, pour l’Europe, le boulevard de l’Asie – pays de l’or, de l’argent, des épices, des arts, des métiers, de la religion et du roman – allait-elle être dominée par les chrétiens, par les musulmans, ou par les deux simultanément ? La guerre, dit une maxime trop célèbre, est la politique par d’autres moyens : peut-être est-elle plus simplement ce qu’on a toujours cru, la faillite de la coopération, l’impuissance de la diplomatie ? On aurait pu imaginer un grand concordat signé vers 1450, pour organiser le commerce méditerranéen, mais il n’a pu se faire, non pas d’ailleurs nécessairement à cause de la question religieuse. L’hypothèse de Henri Pirenne, dans Mahomet et Charlemagne (exemplaire gratuit disponible ici), c’est que l’empire musulman (sous ses divers avatars, omeyyade, abbasside, ottoman) s’est intercalé entre l’Europe occidentale et l’Asie, entre l’époque du Prophète et celle de Charlemagne. Pirenne décrit avec efficacité les effets de cet événement : le tableau d’une Europe occidentale inconnue, très orientale dans sa nourriture épicée, dans sa civilisation matérielle inspirée des productions et du travail asiatiques, continuant d’ailleurs par là (ce qui n’est donc guère étonnant) sur la lancée de l’empire romain. Les musulmans, en occupant la Méditerranée par les blocus, la piraterie et généralement une politique commerciale hostile, coupèrent le cordon ombilical. Les Européens commencèrent à manger les choses plus fades, plus locales, qui ont créé leur gastronomie actuelle, l’or et l’argent se firent plus rares, au profit du fer et du cuivre, les seigneurs féodaux damèrent le pion aux traitants qui formaient jusque là une élite sociale demeurant encore dans des villae (les fermes des Romains, grandes exploitations agricoles employant des esclaves et organisées autour de demeures suivant plus ou moins le style architectural méditerranéen : colonnades, usage du marbre, etc. : c’est de ce mot que vient le vieux français « villain » qui signifia « paysan », à mesure que les esclaves se transformaient en agriculteurs féodalisés, plus ou moins libres, au long de l’effondrement du système antique) et des domii (résidence urbaine).


Ce diptyque saisissant, retraçant minutieusement le contraste de deux civilisations très différentes se succédant dans l’espace de deux siècles tout au plus, dans les mêmes régions du monde, est très convaincant : assurément, quelque chose s’est passé. Mais il ne peut simplement s’agir de l’occupation ou du dérangement de la Méditerranée par les musulmans. Ce qui s’est passé, c’est (à mon avis) ce que j’ai noté à la fin de ma lecture de Pirenne, il y a des années de cela : « La thèse de Pirenne est que les musulmans ont coupé l’Europe de l’Asie : mais je ne crois pas que c’était là leur intention. C’est une manière de comprendre et de présenter la chose qui est trop rétrospective. Ce qu’il fallait dire, c’est que la Méditerranée, ou le système méditerranéen est entré, à cette époque, dans une crise d’organisation. Il lui manqua tout d’un coup un Etat ou un système d’Etats capables de faire pont, et ceux qui s’efforcèrent le plus de résoudre ce problème, ce furent bien les musulmans. »


Un vide s’était créé, et il fallait le combler. La seule manière qui parut vraiment efficace de le faire, c’était de recréer la géographie de l’Empire romain : et telle était visiblement toute la poussée de l’Empire ottoman. L’investissement de cet Etat dans la maîtrise de la mer était proverbial, au sein du monde musulman. En 1548, Kanun Sulayman (Souleymane le Législateur – le « canonique » – connu en Europe comme Soliman le Magnifique) envoya des émissaires servir de médiateur dans une querelle entre le sultan sadite du Maroc et un autre prince maghrébin. Les envoyés ottomans commirent la faute d’étiquette – normale cependant dans la perspective du noble Etat – d’appeler le Sadite « Shaykh al Arab », « chef de clans arabes ». Dans une repartie orale (quand même) le Sadite qualifia Sulayman de « sultan des pêcheurs et des barques », réponse intéressante en ce qu’elle met l’accent sur la principale caractéristique militaire du noble Etat au temps de sa plus grande puissance, ses forces navales. Mais au fond, la religion ne comptait pas trop dans cette ambition, même si on peut mettre l’accent sur le devoir califal de protection du monde sunnite dont les sultans ottomans se sentaient imbus (cela était tout à fait comparable à l’idéologie du saint empire romain germanique côté chrétien : mais les sultans ottomans étaient plus puissants que les empereurs germaniques, leur Etat étant une pièce solide et vivante).


Ce qui comptait, c’étaient les tiraillements qui s’établirent entre l’ambition impérial des Ottomans, les menées de certains Etats italiens (Gênes et surtout Venise) pour garder une main indépendante sur les importants canaux commerciaux qu’ils contrôlaient, et l’histoire compliquée qui se tissait autour de la Sicile (d’abord lieu symbolique d’une « coopération islamo-chrétienne » sous le gouvernement des Normands de la maison de Hauteville, puis possession d’un prince royal français, Charles d’Anjou, frère de Saint Louis, qui rêva de s’en servir comme plateforme pour s’emparer de Constantinople et rétablir la pourpre romaine, rêve qui s’effondra dans la tragédie dite des « vêpres siciliennes », enfin échéant à la maison d’Aragon au moment où elle s’acheminait vers la fusion conjugale avec la maison de Castille d’où naquit le royaume d’Espagne, et du coup, devenant une pièce maîtresse – avec Naples – de la politique méditerranéenne de l’Espagne, le plus formidable opposant que l’Empire ottoman ait rencontré dans sa quête de la maîtrise de la Méditerranée.) Dans ces tiraillements, la religion devenait un principe secondaire par rapport à la politique des Etats, qui créa le système d’alliances et de contre-alliances typique de la guerre perpétuelle. En dehors de Venise, qui était un acteur foncièrement opportuniste (sans doute à cause de sa faiblesse inhérente d’Etat commerçant et nain), nous avons en ce temps, en gros, un vortex où tournoyaient l’Espagne et les Habsbourgs, la France, l’Empire ottoman, avec, de part et d’autre, des intervenants marginaux, qui se réservaient encore pour des rôles indécis : Angleterre et Iran séfévide. (Nous sommes au XVI° siècle, siècle de Lépante – énorme bataille navale entre Espagnols et Ottomans – mais aussi de la déroute de l’Invincible Armada et de la création rapide, par les Shahs Ismaël et Thamasp, de l’Empire chiite d’Iran, sur le flanc asiatique de l’Empire sunnite des Ottomans). Il y avait deux ambitions claires de contrôle de la Méditerranée : celle des Espagnols, et celle des Ottomans. Et puis, il y avait les Français, sortis de la guerre de cent ans avec un Etat solide et d’un tenant, qui s’aventurèrent en Italie, par pur impérialisme, mettant la main sur la riche Lombardie et effrayant tout le monde dans la zone. Du point de vue espagnol, voilà un dérangement sur quoi il fallait mettre le holà. Du point de vue français, cet antagonisme espagnol devint une menace sérieuse lorsque Charles, roi d’Espagne, maître des Pays-Bas, devint empereur germanique et suzerain putatif de l’Italie. Devant cet enveloppement de toutes parts (nord, sud, est), le roi de France rechercha l’alliance de celui d’Angleterre (peu assurée, comme ce fut toujours le cas jusqu’en 1914 !) et surtout du sultan ottoman. La cause commune anti-espagnole eut du succès, y compris sur le plan commercial (Marseille devint le principal correspondant légal des marchands du Levant – Syrie, Liban – ce qui est à l’origine de la séculaire présence de la France dans ces parages). De son côté, le shah Abbas, le plus grand des souverains séfévides, rechercha activement l’alliance des princes européens contre les Ottomans. Il y eut bien de malentendus dans cet effort : Abbas supposa que le pape était l’empereur des chrétiens, comme il l’était de la mosaïque persane, et le cibla en priorité, ce qui amena les Européens à supposer qu’Abbas était un monarque catholique ou près de le devenir (le fait que l’histoire sacrée du chiisme ressemble par bien de côtés à celle du christianisme renforçait ces spéculations). J’ai parlé, dans un précédent essai, de la présence d’un Africain dans l’armée russe, au XVIII° siècle. Un autre destin, caractéristique de cette histoire est bien celle des frères Shirley (voir Robert Shirley, en costume de cour iranien, ci-contre), aventuriers catholiques anglais qui devinrent des officiers militaires et hauts fonctionnaires de l’Etat de Shah Abbas, à la fois liens avec les ennemis européens des Ottomans, et introducteurs de certaines techniques militaires européennes en Iran.


L’Espagne, de concert avec le Portugal, cherchait les moyens de nouer de nouvelles alliances formidables contre les Ottomans. Au moment des premiers assauts de ces derniers, les intellectuels chrétiens avaient supposé des possibilités en Afrique : le royaume du Prêtre Jean, référence imaginative à l’Etat chrétien d’Abyssinie (Ethiopie). Au XVI° siècle, ils s’engouèrent pour le Cathay (Chine) et le Cipango (Japon) dont des voyageurs italiens (Plan Carpin, Marco Polo) avaient fait des descriptions admiratives, et qu’on voulut croire soit chrétiens, soit convertibles au christianisme. Ce fut donc la ruée vers la Chine, par la circumnavigation de l’Afrique (Denis Dias, Magellan, Henri le Navigateur), et par la route de l’ouest (Christophe Colomb). Par cette recherche d’un mouvement de revers, les Ibériques venaient en fait d’enclencher une nouvelle histoire, d’abord indistincte de celle de la guerre perpétuelle eurasiatique, mais ensuite divergente et bientôt, ôtant toute importance principale à cette dernière et y mettant ainsi un terme : celle des guerres mondiales. Cela se fit en plusieurs séquences : la guerre de succession d’Autriche appartient encore presque entièrement à l’histoire de la guerre perpétuelle eurasiatique ; la guerre de Sept Ans est la première guerre mondiale – conservant encore cependant des liens déjà quelque peu anachroniques avec l’épisode précédent.


Mais c’est au confluent entre ces deux histoires que naît l’Etat moderne. C’est en passant d’une histoire à l’autre qu’on passe de l’Etat dynastique et aristocratique à l’Etat nation. On verra bientôt comment…

Sunday, November 23, 2008

Dimanche sans posting

Eh bien, aujourd'hui, terminé un chapitre de "mon travail" comme j'aime à dire, et n'ai pu --- comme le monde était ensoleillé, tiède et vibrant d'énergie pure --- m'empêcher d'aller ensuite faire des tours à vélo comme on fait des galipettes. A un feu rouge, deux filles dans une "beetle" écarlate chantaient à tue-tête, possédées d'une joie de bacchantes où la jeunesse, le soleil et le vin atmosphérique les entraînaient. Des échanges angoissants avec des Nigériens, la veille, me firent penser que je devais faire un posting aujourd'hui qui inclurait une explication du concept d' "histoire-surplus" de Maimire Mennasemay. Au lieu de quoi, je fais un peu la bacchante... Mais ce ne fut pas un inutile dimanche...

Tuesday, November 18, 2008

Eloquent (lié au postage précédent)

A propos du postage précédent, lu au début d'une dépêche ce matin (une dépêche dénonçant la campagne d'Obama pour avoir reçu, à travers sa tactique originale de collecte de données par Internet, des millions de contributeurs étrangers):

"Mahamane M. gave $500 to the campaign and listed his address as Niamey, the capitol of the central African state of Niger. He listed his occupation as managing director of C.N.U.T. Niger. The Public Transport Users Council, CNUT is affiliated with the prime minister's office. In an interview, Mahamane said he is particularly interested in developing transportation resources that will help bring Niger's extensive uranium resources to market." (Mahamane M. contribua 500 $ à la campagne et donna comme adresse, Niamey, la capitole (sic) du Niger, un pays d'Afrique centrale (re-sic). Son activité professionnelle est celle de directeur de la CNUT Niger, un service de transports publics lié aux services du premier ministre. Mahamane nous a dit dans une interview qu'il désire développer les infrastructures de transport qui aideraient à mettre les grandes ressources en uranium du Niger sur le marché).

Ce petit bout de news commente éloquemment des choses dites dans le postage précédent. Le rédacteur de la dépêche veut faire état de trafic d'influence. En gros, il accuse Obama de se rendre accessible à une forme de corruption par lobbying. La plupart des contributeurs cités dans le très long article qui forme cette dépêche viennent de pays pauvres, et en majorité, africains: le rédacteur de l'article semble trouver cela choquant. D'où l'insistance sur le fait que ce quidam nigérien travaille pour une société de transport public liée aux services du premier-ministre (i.e., le gouvernement du Niger serait derrière l'affaire). En fait, la CNUT est simplement la société des bus de Niamey, dont le premier ministre nigérien se soucie comme d'une guigne (elle relève de l'hôtel de ville), et ce Mahamane a dû sortir l'argent de sa poche, signe du fait que les Nigériens ne savent plus à quel saint se vouer... Les contributions éléphantesques des grandes entreprises et des pays riches à d'autres candidats à la présidence américaine n'ont, elles, guère suscité ce genre de malveillance (en dehors des clameurs des gauchistes bien appris...)
En attendant, des commentateurs nigériens disent qu'Obama devrait servir de leçon à "certains septuagénaires." (Suivez mon regard).

Sunday, November 16, 2008

Etat: Sect.1. Illustration 3: Leçon des arpents de sable

Sur le dernier Saturday Night Live (émission de satire politique très populaire aux Etats-Unis) de la campagne électorale, Colbert (qui joue souvent au Républicain démeuré) reçoit un invité noir, lui serre la main et lui demande : « Is racism over now ? » « Le racisme est-il fini maintenant ? » La question cryptique (mais évidente, puisqu’il s’agit de satire) était, bien entendu : « Et maintenant, allez-vous cessé de nous accuser d’être racistes ? » « Non, mais… », fut la réponse. Malheureusement, une élection, même au centre du monde, ne suffit pas à éteindre un fantasme aussi ancien et enraciné dans les cultures de tous les peuples hors d’Afrique sub-saharienne que le racisme négrophobe (et bien entendu, même en Afrique sub-saharienne, on peut se demander si ce racisme négrophobe, littéralement « contre la couleur noire », au-delà du concept racial négatif que cette couleur confère par ailleurs, n’est pas présent – en particulier chez les populations ayant un contact prolongé avec les peuples « clairs », comme les habitants ruraux et citadins du Sahel et les populations urbaines du reste du sous-continent…). La question raciale, aussi importante soit-elle, occulte en fait une autre question, qui est celle de l’identité et de l’unité nationale. La satire est satire parce qu’elle fait facétie de quelque chose qui est d’un sérieux mortel. L’urgence, dans la question satirique de Colbert, est de savoir si les Etats-Unis sont enfin vraiment unis. A cause de la couleur de peau et de l’apparence négroïde (lèvres épaisses, cheveux crépus et tout le reste), toute une population a été mise en marge du marché national et du processus politique national. La nation existe par les liens qu’elle crée entre les personnes, puisqu’elle n’est pas, comme le pays, une entité naturellement déterminée. Ces liens sont fiduciaires : ils existent parce qu’on y croit – mais on y croit aussi sur la base de certaines réalités fondamentales : le fait de pouvoir attendre de la part du compatriote un certain type de traitement qui implique un sens d’égalité, une certaine affection ou compréhension se traduisant par la patience et la solidarité, un certain respect. Ces choses sont généralement muettes mais sensibles. Après la période des luttes pour les droits civils, dans les années 60, les Noirs des Etats-Unis ont fait tomber l’expression légale de leur marginalisation, l’Apartheid américain. Mais le niveau profond, celui du sentiment d’égalité, d’affection et de respect, ne fut guère atteint, et une majorité de Blancs continua à considérer, en dépit de la loi, les Noirs comme inférieurs, nourrissant à leur égard des préjugés qui les empêchaient de leur donner les chances qu’ils donneraient sans y penser à d’autres de leurs compatriotes. Du coup, les Noirs restèrent en fait marginalisés, mais sans même avoir la possibilité de pointer un doigt accusateur contre ce fait, puisque, légalement, ils étaient, en apparence, traités comme les autres Américains. Ce que leur mésaventure leur apprit, c’est qu’on ne peut séparer la loi du sentiment. Si la loi n’est plus raciste, mais que le sentiment raciste demeure une force essentielle derrière la loi, alors, peu importe, la loi sera raciste – elle se violera elle-même. L’élection d’Obama semble signaler qu’il y a eu un progrès cette fois au niveau du sentiment. « Non, le racisme n’est pas fini, mais il y a un progrès décisif. » L’élection d’Obama n’est en effet pas la fin de quelque chose : elle est le début de quelque chose…


Ce quelque chose, on le voit tout de suite, ne concerne pas que les Etats-Unis. Il concerne, au moins, tous les pays dotés d’une démocratie représentative ou des populations sont marginalisées de façon plus ou moins similaire – en Europe occidentale, et même en Afrique.


Pourquoi « et même » ? Tout le monde sait que l’Afrique est le continent du tribalisme. Par conséquent, il n’y a rien de surprenant à ce que ce problème précis s’y pose de façon particulièrement visible. Ah, oui, mais…


Bon, l’an dernier, Raila Odinga, qui appartient à la même ethnie qu’Obama (les Luo) fut floué de façon on ne peut plus sanglante de sa victoire présidentielle par la coterie Kikuyu qui se goberge dans l’entourage de Mwai Kibaki. On peut supposer qu’Obama, s’il était resté au Kenya, n’en aurait jamais pu devenir le président.


Mais il est facile de simplifier, quand il s’agit de l’Afrique, généralement en se laissant aller à ces jugements qui donnent l’impression qu’il n’y a là, comme nous l’a rappelé récemment le président Sarkozy, aucun « mouvement de l’histoire ». L’Afrique est le continent du tribalisme ; en Afrique, un président fait ce qu’il veut. Présent éternel implicite, éternel retour… Cela choque mes instincts empiristes. Reprenons Mwai Kibaki : a-t-il vraiment fait ce qu’il veut ? Il a tâché, mais y est-il parvenu ? Selon son plan, il devait rester président du Kenya, avec pouvoir complet pour satisfaire son entourage, une coterie dont le « core membership » relève de l’ethnie Kikuyu, mais avec naturellement des alliés d’autres groupes. Kibaki avait contre ses plans le processus constitutionnel, qui favorisait son rival Odinga. Mais il ne pouvait rien contre le processus constitutionnel, détail empirique qui devrait attirer l’attention de tout celui qui juge des choses à partir des faits, et non des préjugés. Pour flouer la loi constitutionnelle, il fit appel aux sentiments. Les Kikuyu avaient des querelles avec les Luo, qui allaient même au-delà des questions de « partage du gâteau national », qui avaient trait à des choses des mœurs, telles que la circoncision (peu pratiquée par les Luos, et que les Kikuyu auraient voulu leur imposer… Oui, une querelle byzantine autour du prépuce…). Chacun a son barbare : pour les Blancs, c’est le négro-africain, pour le Kikuyu, c’est l’incirconcis… A côté de ces différences de mœurs, il y a le fait que la démocratie apporte toujours avec elle des divisions extrêmement délicates à gérer. Des analystes kenyans disent qu’il y avait beaucoup moins de tribalisme à l’époque du gouvernement autoritaire que sous le régime démocratique (le mouvement de l’histoire a ses surprises). Normal, puisque les partis politiques, même lorsqu’ils veulent proposer des projets fondés sur l’unité politique (comme il se doit) ne peuvent échapper aux identités politiques anciennes : il faudra faire là-dessus un travail d’érosion qui prendra du temps (surtout au rythme où on va). En attendant, Kibaki dut cultiver les Kikuyu, en s’appuyant sur des dates de l’histoire du Kenya qui sont symboliques pour eux, et en leur réservant des faveurs et des opportunités économiques. Une bonne partie de ces faveurs n’est du reste que pure apparence, puisque ses ressources ne sont pas illimitées : mais la faveur apparente est une promesse et une marque de partialité dont on peut se satisfaire, et dont ceux qui en sont exclus peuvent s’irriter.


Bref, pour flouer le processus constitutionnel, Kibaki (qui n’est pas un monarque absolu doté du « bon plaisir ») dut agiter une tourbe de sentiments, tout en donnant à la police l’ordre de violer la loi. Il y eut les violences qu’on sait, Kibaki en sauva son fauteuil présidentiel, mais Odinga devint premier ministre, prenant ainsi la réalité du pouvoir d’Etat, et la coterie Kikuyu tomba.


On n’a pu vraiment se réjouir de cette histoire, quoiqu’elle marque un progrès dans l’histoire du Kenya, à cause de la manière dont c’est arrivé. Mais il y a peu de progrès qui se manifestent de façon aussi printanière et « papier glacé » que la victoire d’Obama ou la libération de Mandela. En général, on avance dans la gadoue… Sanglante de préférence.


Au Niger, nous allons à notre tour patauger dans la gadoue (quoique je sois certain – certitude qui n’est peut-être que l’illusion de l’espoir – qu’il n’y aura pas de sang, étant donné ce que je sais du « caractère nigérien », du moins au sud).


Notre président, Tandja, approche de la fin de son mandat, et c’est une fin terminale. Un article de la constitution limite les mandats présidentiels à deux, et c’est un article extrêmement bien protégé, en fait, irrévisable. Mais Tandja a, tout comme jadis Kibaki, autour de lui une coterie – cette fois non pas tout à fait ethnique, mais disons ethnorégionale, « haoussa de Zinder ». Cette coterie, qui a profité sous sa présidence d’énormes opportunités, et qui a placé des pions à tous les niveaux de l’appareil d’Etat pour conduire ses affaires, est terrifiée par les conséquences du « spoil system » de l’alternance. Elle fait donc pression sur Tandja pour bloquer le processus constitutionnel et rester au pouvoir, on l’imagine, indéfiniment.


Depuis deux ans, Tandja a commencé des manœuvres pour exécuter ce plan. Il a d’abord fait tomber le gouvernement, puis il a réussi, sous un prétexte futile, à jeter en prison le propre président de son parti, qui était son premier-ministre. Il faut marquer ce détail, car j’y reviens. Il a noué alliance avec la république de Chine, pour qu’elle le gratifie d’éléphants blancs (un barrage sur le fleuve Niger, un second pont à Niamey, une raffinerie de pétrole à Zinder, toutes choses dont on n’a pas vu encore la fin et qui, en dehors du pont, ne paraissent ni raisonnables, ni réalistes). Il a posé des premières pierres en grandes fanfares. La Chine lui a ouvert des coffres, et il finance une campagne souterraine pour amener les députés et les notables à appuyer ses ambitions.


C’est, on le voit, une œuvre de longue haleine, et relativement propre. L’objectif – renverser la constitution du Niger – est certes des plus malsains, mais les procédés sont prudents et processifs, et mûrissent depuis des années. Les analystes nigériens ne peuvent d’ailleurs s’empêcher d’admirer ce « machiavélisme », tout en le déplorant.


Mais évidemment, ici comme ailleurs, on ne peut combattre la loi sans faire appel aux sentiments. Il semble que c’est une loi de la politique.


Tout comme la coterie kikuyu de Kibaki, la coterie zindéroise de Tandja n’est pas exclusive. Mais ses bases sont ethno-régionales, et on y retrouve donc le même complexe d’hostilité et de rancune que dans le cas kenyan. La cible des Zindérois, ce sont les Zarma-Songhay, à qui ils font des reproches « sur les mœurs » (femmes trop libres, société peu déférente, refus obstiné d’apprendre la langue haoussa, et tant et plus) et sur l’histoire (« ils » ont reçu la capitale de la colonie en 1926, alors qu’elle était d’abord à Zinder, « ils » ont dirigé le pays de 1960 à 1991 : à propos de cette histoire de capitale, j’ai entendu une fois, dans une cour de ministère, à Niamey, des étudiants haoussa (mais je ne sais de quelle région) dire à forte voix que bien que la capitale n’était pas chez eux, « ils » allaient l’envahir au point d’en faire une ville haoussa. Leur haut ton était destiné à choquer les éventuels zarma-songhay des alentours, mais je songeai que comme ils parlaient en haoussa, ils manquaient sans doute leurs cibles putatives : en tout cas personne autour d’eux ne réagit. Néanmoins, le degré de souffrance d’orgueil qu’une forfanterie aussi inutile impliquait me fit faire de longues et tristes réflexions.)


Ce que ce discours révèle d’ailleurs, c’est une autre source du problème. Si nous en revenons au racisme blanc, aux Etats-Unis, la plupart de ceux qui le commentent l’expliquent à travers l’esclavage : pour justifier l’asservissement des nègres, il fallait les dénigrer (ok, j’ai fait exprès d’employer ces mots à cause de l’allitération). Mais des analyses plus profondes expliquent que dans le fond, il s’agissait surtout de la création d’identité. L’identité de la « blancheur » a besoin de celle de la « noirceur », et pour retirer du sens de son identité un plaisir sublime et immatériel (d’un genre apparemment nécessaire à la plupart des gens), il fallait trouver des gens à rabaisser : noirs, juifs et autres. S’il n’y avait pas eu de Noirs, en d’autres termes, il y aurait eu quelqu’un d’autre. Cela veut dire certes qu’à cause des Noirs, les Blancs ont dû construire leur identité d’une certaine façon bien précise. En observant les manières africaines des Noirs, et en les stéréotypant, on obtient une certaine image contre laquelle, par contraste, on construit la sienne de manière positive. Si les Noirs sont « émotifs », les Blancs doivent être « rationnels ». Du coup, les Blancs, pour confirmer cette image d’eux-mêmes, rechercheront toujours, chez le Noir, son émotivité, et la mettront en épingle. Un Noir « rationnel » les perturbera. Pour comprendre toute cette dialectique, je recommande de voir le film In the Heat of the Night de Norman Jewison, avec Sydney Poitier. Poitier y joue le rôle d’un inspecteur de police noir qui doit enquêter sur un meurtre, dans le Sud, le Sud « d’avant », le Sud Apartheid. Le contraste (sans doute voulu par Jewison) entre le self-control total, « obamesque » en fait, de Poitier et l’émotivité incontrôlée des Blancs alentour est la principale épice du film : mais à la seule fois où Poitier s’excite, juste quelques secondes, son collègue blanc le regarde soudain différemment et lui dit : « Alors, tu es comme le reste… » C’est ce que j’appelle malveillance : le refus de voir la beauté de l’être de l’autre (tiens, une autre allitération !)


Cette malveillance existe évidemment toujours partout. Les gens ont besoin, comme disait Sartre, qui aimait aussi les allitérations, de « s’opposer pour se poser ». C’est quand elle se systématise en idéologie qu’il faut la craindre, c’est alors qu’elle devient « racisme » ou «ethnicisme ». Au Niger, cette malveillance est la plus poussée dans ce pays de Zinder (on lui oppose souvent un répondant zarma-songhay, centré sur Dosso, mais il semble que les gens de Dosso répondent en effet à Zinder, et ne montrent guère d’hostilité à l’égard d’autres populations haoussa). L’exemple le plus curieux que j’en ai reçu récemment provient d’un ami sénégalais qui vint me rendre visite il y a quelques temps, en prenant le bus depuis Dakar. A partir de Ouaga, le bus se remplit de Nigériens. Installé à côté de l’un d’eux, il noua conversation. Le Nigérien lui demanda où il se rendait au Niger, et il lui répondit « Niamey ». Sur quoi le Nigérien crut bon de l’avertir que les populations de cette région, « les Zarma », sont des sauvages et des butors, et qu’il lui conseillait de ne point s’y éterniser, mais plutôt de venir à Zinder où les gens sont très bien élevés et très hospitaliers. Ce qui frappa mon ami sénégalais, c’était surtout le ton de colère et l’insistance avec lesquelles ces choses étaient dites. Mais voici qui est intéressant encore : à un arrêt, par curiosité, il adressa la parole à un autre jeune nigérien, et lui apprit ce que l’autre lui avait dit. Ce dernier se contenta de sourire et de dire : « Il est de Zinder. » Lui-même était zarma-songhay, mais s’abstint de commenter.


En soi, tout ceci ne tire guère à conséquence, en dehors du fait d’empoisonner de temps à autre l’atmosphère au Niger. Comme au Kenya ou dans le Sud américain, le potentiel de violence physique n’est pas absent. Il y a, à Niamey, une maison où se réunit un club de Zindérois, qui l’appellent plaisamment « Kigali ». Mais tant que ces choses ne sont pas « politisées », i.e., utilisées pour flouer la loi, il faut, comme Figaro, se presser d’en rire de peur d’être obligé d’en pleurer. Malheureusement, c’est la pente prise actuellement par Tandja, et dont le symbole le plus éclatant est l’emprisonnement de son ancien premier-ministre qui, juste avant que cela se fasse, fit une conférence de presse où il dit en gros : « Je vais en prison parce que je suis zarma-songhay, et Tandja et ses amis ne veulent pas qu’il y ait un zarma-songhay à la tête de l’Etat. Pis, il voudra s’éterniser. » A l’époque, on se pressa de rire de ceci, bien qu’on savait qu’on pourrait en pleurer. On voulut croire qu’il parlait par dépit, et on l’a du reste toujours accusé de parler trop. Aujourd’hui, on se dit qu’il avait raison, que cela est une injustice, que cela divise les Nigériens. (Si, en effet, le but avait simplement été d'éviter le spoil system résultant de l'alternance partisane, il n'y aurait eu aucune raison de faire tomber le premier-ministre, président du parti du chef de l'Etat et excellent organisateur de campagnes électorales: son ethnicité était donc en cause, et la source de cette violence manifestement irrationnelle est le prurit zindérois).


Le problème de Tandja est donc le suivant : il veut flouer la loi constitutionnelle sans violence, en créant les conditions d’un plébiscite ; il fait donc distribuer de l’argent pour organiser des manifestations l’appelant à présenter sa candidature ; il arrose les députés pour les incliner vers ses désirs ; il favorise un débat artificiel (puisqu’on n'est pas en état de crise) sur l’adoption d’un nouveau système politique ; il n’ose encore se prononcer, mais les griots et les bateleurs s’agitent pour lui. Cependant, le fond du problème est qu’il fait tout ceci non pour l’unité politique du Niger, mais pour maintenir la coterie zindéroise dans ses privilèges et ses opportunités. Cette vérité commence à se faire jour.


C’est tout de même curieux. Il est toujours imprudent, et généralement pénible, de flouer la loi constitutionnelle, lorsqu’elle vient à la vie (je ne parle pas de situations comme celles qui prévalent au Togo ou au Gabon). Mais en Afrique, nos présidents s’y essaient encore toujours, et ce m’est une énigme. Obasanjo s’y est cassé les dents il y a deux ans, Kibaki n’y a réussi qu’au prix d’une victoire à la Pyrrhus, mais Tandja ne voit pas cela comme une leçon. Il tient à nous infliger cette épreuve. Je crois que, dans le fond, c’est un problème de générations. Certes, il y a le prurit zindérois, ce désir de s’enfermer dans sa langue et dans une vision monolithique de sa culture, que je remarque même chez des jeunes gens de cette région. Cependant, une enquête empirique révélerait peut-être que le prurit est en déclin : les réponses sur l’unité nationale d’un sondage sur des questions diverses, que j’ai aidé à organiser au Niger, sur les étudiants de l’université de Niamey, montrent que, toutes régions confondues, ils ont tendance à croire que la démocratie a renforcé l’intercompréhension ethnique. Mais Tandja et son entourage appartiennent à une génération (nés dans les années 30 et 40) qui a grandi sous divers régimes autoritaires (y compris colonial) et qui tend à considérer l’organisation démocratique avec le cynisme de qui en a vu d’autres. Ils ne lui donneront pas la chance de faire son œuvre, parce qu’ils n’y croient pas. Sans illusions, et préoccupés de leurs avoirs, il leur reste à corrompre qui est corruptible, et à manipuler les sentiments des « masses » pour organiser leur « coup ». Le sentiment – ce que, dans ma thèse en cours de rédaction, j’appelle la subjectivité – est cependant le fondement dernier des Etats, et c’est une marque insigne de légèreté et d’inconséquence que de les mettre à nu.


Ah oui, la leçon de cette illustration, je viens de la donner : « Le sentiment est le fondement dernier des Etats. » J’y reviendrai.


Note : le Niger étant un pays dont on ne parle pas (sauf quand il s'agit de Touaregs, comme me l'a fait remarquer une fameuse amie), on peut à la fois se réjouir, et déplorer, le fait que les manigances dont je viens de faire état ne soient guère connues. S’en réjouir, car « c’est trop la honte », et déplorer car il y a alors trop peu de pressions extérieures.


D’autre part (et cela est tout à fait une digression), on aura noté l’effet de la puissance chinoise qui, partout en Afrique, renforce les tendances autoritaires. Mais avant de flageller la Chine, il faut se rappeler la canaillerie particulière de l’Occident, qui consiste en ceci : nous ayant encouragé à adopter l’organisation démocratique – et au Niger, le terrain est extrêmement favorable – ils nous promirent, en retour, un traitement décent, qui nous permettrait d’aller de l’avant. Au lieu de quoi, ils nous accablèrent d’un ajustement structurel punitif, continuèrent à nous exploiter de manière éhontée (France) et s’abstinrent de chercher toute occasion d’investissement dans notre marché rabougri (Etats-Unis). En démocratisant, nous devînmes en fait plus pauvres ! La vérité est qu’aucun régime, démocratique ou autoritaire, ne survit à l’échec économique. On ne se nourrit pas seulement de principes, et il faut bien vivre. Avant de sortir les vérités éternelles sur les « présidents africains », et bien que je n’essaie pas d’absoudre Tandja (au contraire), il faut voir que si l’Occident avait vraiment voulu assister notre démocratisation, il aurait pu le montrer très facilement : mais la « malveillance » (litote) occidentale à l’égard d’un pays africain a joué son éternel jeu (et là, oui, j’ai bien peur en effet qu’il ne s’agisse d’une vérité éternelle, ou du moins, de plusieurs siècles !) Dans le sondage auquel j’ai tantôt fait allusion, pratiquement tous les étudiants ont répondu « non » à la question, « pensez-vous que l’Occident aide la démocratie au Niger ? » Ils savent. La Chine ne l’aidera pas non plus, et si Tandja réussit son coup, cela ne transformera pas l’économie du Niger (la coterie zindéroise et ses alliés deviendront seulement encore plus riches). Et les Nigériens savent cela aussi. Mais tel est notre état, en Afrique : des pays qui n’ont aucune bonne option.


(Au fait: si Voltaire a appelé le Canada des arpents de neige, on se rappelera qu'au sujet du Niger , une observation cruelle, contrastant la main-mise de l'Angleterre sur les riches et populeuses contrées du Nigeria à la saisie française du Niger, disait qu'il fallait laisser le coq gaulois gratter les sables du désert... Le titre de ce postage n'est donc pas "far off".)