Saturday, November 29, 2008

Etat: Sect. 2. Soubassement philosophique (assez aride)

Je n'aime guère causer de philosophie, mais il faut en passer par là avant de progresser. Mais cela reste très historiciste. Après tout, c'est ma méthode...

Toutes les définitions se ramènent peut-être à deux méthodes, la variation et la distinction. La première paraît la plus commune, et le seconde, la plus féconde. Par la première, on prend un modèle fixe, une définition pure, pour ainsi dire, et de là, on fait une typologie du plus et du moins par rapport à ce modèle. Pour l’Etat, on prend d’ordinaire (étant donné l’hégémonie du paradigme occidental en matière de sciences sociales) une définition qui se rapproche de celle de Max Weber (« monopole de la violence légitime », « légal-rationnel »), et de là, on typologise. C’est ainsi que les experts de la politique africaine parlent de « l’Etat africain néo-patrimonial ». C’est une définition type par dégradation du modèle central, légal-rationnel. Il faut avouer que cette méthode facilite la vie. Avec elle, on n’a pas besoin de faire tant d’histoire ! Mais ce n’est pas elle que je suis ici, plutôt la méthode de la distinction, qui est très historiciste, et presque nominaliste – presque… Cela me revient parce qu’à force de parler d’Etat dynastique (ou aristocratique), j’ai pu donner l’impression que c’était là un type, un peu semblable à ce que Weber, précisément, appelait « Etat patrimonial », et que l’on trouverait, égal à lui-même, de l’Angleterre à l’Iran, entre 1500 et 1800 (espace-temps, grosso-modo, où je reste enfermé dans cette discussion). Or, tout en demeurant d’accord qu’il y a bien eu quelque chose qu’on pourrait appeler « Etat patrimonial », je ne pense pas, comme Weber, qu’on puisse en dégager l’idéaltype, ou que le fait d’en dégager l’idéaltype présente un intérêt définitif pour qui veut comprendre de quoi il retourne, au sujet de l’Etat.

Dans tous les cas, si on ne sort pas de ce schéma de modèle fixe, d’idéaltype (qui est certes très bien pour faire de la science sociale positiviste dans les règles de l’art) on ne peut saisir la fluidité de l’Etat, et la manière dont il passe, si j’ose dire, d’un état (dynastique) à l’autre (national). On ne peut le faire que par une série de distinctions de l’Etat par rapport à d’autres choses. Tout ceci va devenir plus clair si j’explique un peu ce que j’ai fait jusqu’à présent, et qui ressemble à une théorie, à une thèse. En gros, j’ai montré que l’Etat, c’est la guerre. Pour Weber, l’Etat, ce sont des choses fixes : l’armée, l’administration, la loi, même le leadership. Des choses qu’on peut catégoriser, comptabiliser, comparer. Du point de vue wébérien, on peut se pencher sur l’Etat comme Réaumur sur ses insectes ou Linné sur ses plantes. Mais quand on pense que l’Etat, c’est la guerre, on dit par là qu’il est défini par des circonstances, qu’il est une sorte de sous-produit en quelque sorte, de la violence des intérêts et du choc des enjeux. On remet un peu en cause ce qui fait que l’Etat est le sujet principal de l’histoire, le principe de sa souveraineté.

En fait, à un certain moment, l’Etat a commencé à parler (par la bouche de certains théoriciens et de certains diplomates) et à dire : « je suis souverain ». C’est un événement tout à fait contingent, et si je ne m’abuse, le premier à le manifester, c’est Jean Bodin… (Ceci montre que l’événement est vraiment contingent, puisqu’il est en fait ouest européen – chez les musulmans par exemple, voisins immédiats des Européens, le souverain resta Dieu). Cela sort des querelles de « supériorité » (le mot « souveraineté » dérive du latin « superioritas ») qu’il y eut en Europe occidentale tout au long du moyen-âge, entre d’une part l’empereur germanique et le pape (conflits connus sous le nom de Querelle des investitures) et d’autre part l’empereur germanique et le roi de France. Le problème était de savoir, en gros, qui était le patron ultime du monde chrétien : était-ce l’empereur germanique (qui se prétendait successeur des empereurs romains, en leur temps patrons du monde chrétien) ou le pape (qui avait les clefs de Saint-Pierre et surtout, qui avait oint Charlemagne premier « empereur germanique » si l’on peut dire…) ? (On verra tout à l’heure en quoi consista le rôle « grain de sable » du roi de France).

Pour comprendre le côté vraiment contingent de cette querelle (le fait qu’il n’est même pas vraiment nécessité par une théorie politique chrétienne) il faut comparer avec ce qui se passait en même temps à Byzance, endroit où la pratique de l’empire romain tardif (i.e., de l’empire chrétien) subsista jusqu’à la fin. A Byzance, Jésus Christ était le souverain. Cela était reconnu par le fait que l’empereur byzantin était assis (du moins à une période) à côté d’un trône vide, plus élevé que le sien, et qui était celui de Christ roi (Pantocrator, Autocrator). De même, dans les pays d’Islam, si la marque du gouvernement était que le prédicateur du vendredi commençait son prêche au nom du gouvernant, c’était par manière de reconnaissance et de légitimation, à travers le nom divin, car le prédicateur laissait (et laisse) toujours, sur le minbar (chaire), un niveau supérieur, vide, qui est occupé par la majesté divine (anecdote : l’animiste Gengis Khan, s’étant emparé de Boukhara, alla à la mosquée parler aux notables, et se posa au sommet du minbar. Les notables lui firent remarquer que ce dernier degré était réservé à Dieu, et Gengis Khan descendit obligeamment d’un degré : il reconnaissait ainsi que ses droits de conquête n’étaient pas supérieurs à ceux de Dieu en Islam, débutant par la même le processus de conversion des gengiskhanides d’Asie centrale à la religion musulmane).

Alors, donc il y eut Charlemagne, oint en l’an 800, à Rome, empereur romain d’Occident, par le pape. En ce temps, on peut dire que Charlemagne utilisa le pape comme une sorte de haut fonctionnaire sacerdotal, et se vit essentiellement comme un propagateur du christianisme, notamment dans l’Allemagne animiste où il se livra à des conquêtes on ne peut plus sanglantes. Quelques temps après sa mort, son empire se brisa, à cause (détail dont on verra tout à l’heure l’importance) des lois germaniques de succession. En gros, il y eut trois morceaux : la Francie orientale, la Lotharingie et la Francie occidentale (ce nom de « Francie » vient du fait que Charlemagne était un germain d’ethnie franque). La première, qui couvrait l’Allemagne actuelle, allait devenir le centre territorial du saint empire romain germanique ; la seconde devint un pays frontière (cela va des Pays-Bas au Piémont en passant par la Lorraine, qui en dérive son nom, et la Bourgogne), pomme de discorde entre la France et l’Allemagne, et la troisième deviendra la France. Cette dernière échappa à la dynastie carolingienne au début du X° siècle pour échoir aux Capétiens. Ces derniers constituent sans doute la dynastie la plus originale de l’histoire: y en-a-t-il eu une qui a duré aussi longtemps, en dehors des dynasties égyptiennes ? Au Japon peut-être, et encore,… De toute façon la dynastie impériale japonaise ne gouverna pratiquement jamais. On devrait faire une histoire des Capétiens distincte de celle de la France, si cela est possible. Ce qui est original chez eux, c’est la manière dont ils ont su modifier les lois fondamentales de la société germanique (ils étaient aussi d’origine franque) pour pérenniser leur règne, et ce n’était guère facile… Mais bon, il ne s’agit pas d’eux : il faut simplement remarquer qu’à cause de ces talents familiaux, ils avaient réussi assez rapidement à organiser la France en quelque chose de plutôt cohérent, avec direction unique (la leur), en dépit d’un territoire relativement vaste (à l’échelle européenne médiévale) et divers (culturellement, linguistiquement…). La France était certes un ensemble de fiefs (la « mouvance française »), mais avec un système hiérarchique fonctionnel et une curia regis (une administration royale) à l’impérialisme persistant, pour agréger ces fiefs au domaine royal… (Autre détail important comme on verra).

Par contraste, le saint empire romain germanique, balloté de dynastie à dynastie, ne put être organisé : il resta une mosaïque d’Etats seigneuriaux et ecclésiastiques, de villes libres et de ligues commerciales, un Kleinstaaterei (ensemble de « petits Etats épars »). L’idéologie du saint empire était que son territoire incluait l’Italie, et l’empereur germanique de ce temps-là se mêla constamment de politique italienne, délaissant la tâche possible d’organiser la « mouvance germanique ». C’est cette présence de l’empereur germanique en Italie qui nourrit la guerre italienne des Guelfes et des Gibelins (si importante dans l’œuvre et la vie de Dante Alighieri) et bien sûr la querelle des investitures (querelle compliquée et qui avait pour enjeu central la nomination des évêques et autres prêtres et la répartition des revenus sacrés). Bien sûr, l’empereur germanique supposait aussi que le royaume de France lui était au moins symboliquement soumis. Mais la France capétienne n’était pas aussi ouverte aux interventions que l’Italie (qui était également dans un état de Kleinstaaterei) : en fait, après une terrible défaite infligée en 1214 par le roi de France (Philippe-Auguste en l’occurrence) l’empereur germanique ne s’y frotta plus. La supériorité de l’empereur germanique était donc mise en crise par les prétentions du pape, et le challenge du roi de France. Ce dernier commença à faire produire par sa curia regis une théorie politique qui allait nous mener tout droit à cette affaire de souveraineté de l’Etat : « Le roi de France est empereur en son royaume », dirent les légistes de Philippe le Bel (celui-là même qui, damant décidément le pion à l’empereur germanique, obligea le pape à quitter Rome pour s’installer à Avignon). Avant cela, au début du XIII° siècle, le pape Innocent III avait remarqué, au sujet du roi de France, que « cum rex superiorem in temporalibus minime recognoscat », que le roi de France ne reconnaissait aucun supérieur sur le plan temporel. La formule des légistes de Philippe le Bel reprenait celle des canonistes du temps, qui disaient : « Ce que nous disons de l’empereur peut être dit de tout roi et de tout prince indépendant (qui nulli subest) : chacun, en effet, a autant de droit en son royaume que l’empereur dans le monde entier » (le canoniste Alain, vers 1208). Mais si le roi de France superiorem in temporalibus minime recognoscat, c’est qu’il rejetait le droit de l’empereur « dans le monde entier », et en particulier, en France. (Pour ce qui est du « plan spirituel », il faudra cependant attendre la révolution laïque de 1789, qui provoqua d’ailleurs une première chute des Capétiens).

Ces trois fractures brisèrent l’unité politique de la Chrétienté occidentale. Si le pape réussit à s’imposer comme chef commun au spirituel (au moins jusqu’au XVI° siècle), il n’y eut plus de chef commun au temporel dès que les Capétiens commencèrent leur essor. Il n’y eut plus d’empire chrétien, et, à proprement parler, plus de souveraineté divine en dehors du plan spirituel, dominé par l’Eglise. La situation était celle d’un empire ecclésiastique assez bizarre, ayant ses organisations à travers toute l’Europe, et sa capitale à Rome (et, on l’a vu, pendant un temps, à Avignon), et puis des empires temporels indépendants, bien que l’un d’entre eux, le moins puissant paradoxalement, le saint empire, prétende être supérieur aux autres. Dieu restait souverain de façon ultime, mais à travers la médiation de l’Eglise, dont l’onction rendait le prince régnant « sacré » (participant en quelque façon de la majesté divine, roi « par la grâce de Dieu » comme on disait – n.b., ce n’est pas là la théorie du « droit divin surnaturel» qui servira plutôt à mettre le monarque au dessus des lois communes et qui apparaîtra, ou prédominera, seulement vers la fin du XVI° siècle : c’est la théorie dite du « droit divin providentiel ». Ces distinctions n’étaient d’ailleurs faites que par les érudits, le gros des gens s’en tenant à l’idée que le pouvoir royal tenait de Dieu…).

Vers le début du XVI° siècle, les Européens s’étaient habitués à cette situation, mais il y eut des remous. Jean Hus en Bohême-Moravie, puis Luther en Allemagne, et encore, Henry VIII, transformant Canterbury en capitale de l’Eglise anglaise qui cessa donc d’être une « colonie » de l’Eglise catholique (ce mot de « catholique » veut dire « du monde entier », « universel », en grec : on voit donc bien qu’il s’agit d’un empire, au sens où le saint empire se disait être un empire : une domination universelle). Etc. Mais l’idée du pouvoir temporel a mûri. En général, à ce sujet, on se réfère surtout à Machiavel. L’atmosphère de son œuvre paraît purement temporelle en effet, mais c’est parce que son objet ne peut qu’en relever. Je n’ai trouvé aucune pensée de l’Etat chez Machiavel, ou du moins aucune pensée de l’Etat qui soit indépendante de son obsession principale, la puissance politique. Il est certain que ce qui intéressait Machiavel, en effet, c’était la puissance d’un Etat, et non d’une banque ou d’un clan. Mais on peut appliquer ses recettes à une banque ou un clan. Ce qui lui est spécifique, c’est la question « comment dominer ? » (Plus précisément : « comment acquérir, ensuite posséder fermement, et dominer ? ») C’est une question qui peut s’appliquer à à peu près toutes les organisations concevables, elle n’a rien d’essentiellement « étatique ». Dans Le Prince, Machiavel essaie de répondre à cette question à partir d’un individu doté de caractères de leadership. Comment un tel individu peut-il acquérir une seigneurie, la posséder, et, à partir de là, dominer ? (Dominer d’autres seigneuries et – c’est là le côté sentimental et utopique de Machiavel, qui l’a amené à appliquer ses recettes uniquement à un concept de l’Etat – réaliser l’unité italienne… On aura remarqué à ce sujet l’hostilité de Machiavel à l’égard de l’Eglise catholique, qui était à l’époque une organisation tout à fait machiavélique, mais formant, par ses objectifs et son empire, l’obstacle principal à l’unification de l’Italie : problème qui obséda déjà Dante, et qui ne put être résolu de façon radicale que par Mussolini, accords du Latran, 1929). Dans le Discours sur la première Décade de Tite-Live, Machiavel reprend le même problème, mais remplace l’individu par un Etat, ou une organisation étatique, Rome républicaine, Rome SPQR. C’est le sens de cette longue dissertation, vers le début du Discours, où Machiavel compare le pouvoir individuel au pouvoir collectif, et affirme que ce dernier est supérieur au premier, car permanent, coordonné, etc. A ce niveau, oui, il y a chez Machiavel quelque chose qui est de la pensée étatique, et de manière très originale. En dehors des théories des canonistes, la pensée politique en Europe, et en particulier en Italie, tournait alors autour des sempiternelles catégories aristotéliciennes : démocratie/anarchie ou ochlocratie (règne des foules bêtes), aristocratie/oligarchie, monarchie/tyrannie. Quelques décennies après le temps où Machiavel démontrait que le pouvoir collectif était supérieur au pouvoir individuel, le cardinal Bellarmin (de formation traditionnelle thomiste, tout à fait aristotélicienne) soutint que la monarchie l’emportait sur les autres formes de gouvernement (démocratie et aristocratie). On pourrait croire que Bellarmin soutenait l’inverse de la thèse de Machiavel, mais en fait, ils ne parlaient pas du tout de la même chose. Machiavel aurait accepté avec un haussement d’épaules les arguments de Bellarmin, pourvu que Bellarmin reconnaisse que la monarchie n’est utile qu’en tant qu’élément de quelque chose qui dépasse la personne du monarque, et qui est un agencement de pouvoirs étatiques. Mais encore une fois, Machiavel ne tenait pas vraiment à comprendre la nature et les conditions de cet agencement de pouvoirs étatiques : il ne s’y intéressa que par les côtés où une telle chose permit à Rome d’acquérir, de posséder et de dominer « le monde entier » (i.e., le méridien politique eurasiatique).

J’ai évoqué Bellarmin, bien connu pour son rôle dans l’Inquisition romaine qui l’a amené à poursuivre Galilée (dont il était cependant un ami), parce qu’il a écrit donc ce traité « de la magistrature politique » dont le titre en dit long sur l’évolution de la théorie politique chrétienne en Europe occidentale : De Laicis (une section du chef-d’œuvre de Bellarmin, les Disputationes de controversiis Christiane fidei, recueil en plusieurs volumes publié au cours de la décennie 1580). On y lit notamment que « l’autorité séculière ou civile » (i.e., laïque) « est d’institution humaine et réside dans la multitude » (i.e., le peuple) « à moins qu’elle ne le concède à un prince. Ce pouvoir est en la multitude, qui en est la sujette, car il vient de la puissance divine, qui ne l’a accordé à aucun homme en particulier. » Bellarmin prône la monarchie parce qu’il y voit le type de gouvernement le mieux ordonné, mais rejette l’idée selon laquelle le monarque régnerait de droit divin, et échapperait ainsi à l’ordre (divin, forcement, mais aussi et surtout, public) qu’il défend. Le monarque n’est pas souverain, puisque le pouvoir réside dans le peuple, qui en est le possesseur par défaut, et par droit naturel (autre concept compliqué qui descend directement d’Aristote), dès lors que Dieu ne l’a accordé à personne en particulier.

Mais pendant ce temps (1576), Jean Bodin publiait ses Six livres de la République (« république » ici veut dire à peu près ce que nous appelons « Etat », tout comme quand on disait dans ce temps là « philosophie naturelle », c’était pour décrire des choses qu’aujourd’hui on mettrait sous la rubrique de la « physique-chimie »), où il définit la souveraineté comme la puissance de faire et défaire les lois, puissance qu’il confère à la personne du monarque. Bodin utilise le même langage aristotélo-thomiste que Bellarmin (droit naturel, les types de gouvernement, etc.), mais il parle à partir d’un nœuds de problème très différent, et qui nous ramène à mon affirmation, « l’Etat, c’est la guerre ». En 1575, cela fait environ une quinzaine d’années que la France est abîmée dans une inextricable guerre civile opposant en gros catholiques et protestants (avec tout un tas d’autres enjeux). Au bout d’un temps, s’était dégagé une espèce de pensée comme quoi la meilleure façon de restaurer ordre, paix et sécurité était de solidifier la hiérarchie, de montrer du doigt qui était supérieur à tous, et pouvait dire à tous ce qu’ils avaient à faire. On l’appela « le parti des politiques ». La guerre civile se caractérise par une sorte de déficit d’autorité, et l’objectif de Bodin était de retrouver le sens de l’autorité : mais il se lança dans cette tâche de manière philosophique. Il ne s’agit pas simplement, pour lui, de faire ce que faisaient les autres défenseurs de l’Etat royal – rappeler les sujets du roi à leurs devoirs – il essaya de mettre à jour ce qui faisait que l’Etat était un Etat. C’est là, avec Bodin, que nous entendons pour la première fois, distinctement, quelque chose dire : « Je suis l’Etat. Et en tant qu’Etat, je suis souverain. » Au fait, en général ce qu’on retient de Bodin, c’est la théorie de l’absolutisme, présentée comme une sorte de concentration autoritaire de tous les pouvoirs. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais en réalité, Bodin décrit l’Etat à partir de quatre oppositions : le « droit » par opposition à la force, à la ruse et à tous les fondements pragmatiques du pouvoir politique (cette distinction est liée au fait que l’Etat est une organisation permanente et générale, et ne saurait donc se conduire comme une simple organisation technique, du style « bande de brigands », ou du style « banque » : autant pour Machiavel. Mais aussi autant pour Aristote, dont la définition de l’Etat lui confère comme objectif le bonheur, le bien-vivre. Non, dit Bodin : le droit suffit. On peut vivre heureux hors d’un Etat, et on peut être malheureux sous un « droit gouvernement », à cause de la guerre) ; la « souveraineté » par opposition au droit commun relatif (faire et casser la loi, au-delà des coutumes, mais en deçà du droit divin et du droit naturel, et cela de façon « perpétuelle » : l’idée n’est pas l’autorité absolue et « despotique », mais le fait qu’il doit y avoir dans la communauté politique, une frontière ultime, une dernière ressource… sans quoi d’ailleurs la communauté se fondrait dans l’anarchie du relatif généralisé) ; la « communauté » par opposition au privé, au personnel (on est régi par un Etat à travers ce qui nous lie aux autres et non à travers ce qui nous individualise) et les « ménages » comme cellules de bases stables de l’Etat par opposition aux bandes errantes et désorganisées. « République », dit donc Bodin « est droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qu’ils ont en commun, avec puissance souveraine. » Point barre. Rien de trop…

On voit par où ce chemin mène à Hobbes, à toute la théorie moderne de l’Etat, à Weber, etc. On oublie Bodin parce qu’on est aujourd’hui sous le règne de l’Etat-nation : conférer la puissance souveraine à un monarque, cela ne se fait pas. Le cardinal Bellarmin même, chez qui on peut reconnaître une théorie de la souveraineté populaire (de droit naturel et divin) serait plus « in », de ce point de vue. Mais en fait, pour Bodin, le monarque n’était que la fonction : ce qui importe, c’est la « République », c’est l’Etat. Et après tout, qu’est l’Etat-nation, dans sa manière de faire, sinon une république bodinienne avec un monarque non pas dynastique, mais électoral ?

En gros, aussi, ce que dit Bodin, c’est l’inverse de ce que je dis : l’Etat, c’est la paix. Si guerre il y a, elle est à l’extérieur, mais à l’intérieur, c’est la paix, et la guerre extérieure ne sert qu’à protéger la paix intérieure. Ainsi dira Hobbes, dont l’Etat est le contrat signé par les hommes pour sortir de l’état de guerre de tous contre tous…Ainsi dit toute la théorie moderne. Le problème n’est pas que tout cela est faux : tout cela est simplement de l’ordre du désir, de la volonté. C’est ainsi qu’on veut que l’Etat soit. Et bien entendu, quand je dis, « l’Etat, c’est la guerre », c’est par excès, ou du moins, c’est parce que mes principaux raccourcis pour approcher cet objet ont eu à voir avec la guerre, d’ailleurs la guerre extérieure, comprise par Bodin, Hobbes et tous les autres. Mon vrai postulat, c’est que l’Etat doit d’abord être approché par distinction d’autres objets qui l’entourent. L’Etat nous dit (à travers ses coryphées, les théoriciens politiques modernes): « Je suis droit gouvernement de plusieurs ménages, etc. », « Je suis le monopole de la violence légitime », etc. Et nous choisissons de le croire, sans plus y penser. Tout notre travail revient finalement à tâcher de voir si, lorsqu’il dit une telle chose, l’Etat dit vrai, à travers ses actions, son organisation. S’il ne le fait pas assez à notre mesure, nous lui trouvons des adjectifs dépréciatifs. Mais nous tenons l’affirmation initiale pour correcte, pour absolument vraie. Tel est le cas simplement parce que nous l’avons voulu. Cette volonté est importante, puisqu’elle définit toute notre existence : si nous nous battons pour l’Etat, nous sommes des soldats ou (si cette guerre est de style non armée, de style économique ou diplomatique), des « agents de l’Etat »; si nous nous battons en dehors de l’Etat, pour toute autre organisation, ou juste pour nous même, nous sommes des terroristes, ou des brigands, ou des clandestins. Bien sûr, il y a des organisations pour lesquelles il est possible de travailler sans se voir accoler ces dénominations désobligeantes, mais c’est soit parce qu’il s’agit d’organisations d’Etats (comme les nations unies), ou d’organisations reconnues par les Etats (comme l’Eglise catholique). Pour ce qui est d’une grande partie des actions de notre vie, l’Etat apparaît donc bien comme ce sujet souverain, frontière ultime du politique.

Mais encore une fois, c’est parce que nous l’avons bien voulu.

Je disais, au début de ce trop long propos, que tout ce développement est une contingence, et qu’il y a quelques points à ne pas perdre de vue :

- Que tous les Etats dynastiques ne sont pas même chose

- Qu’il y eut un impérialisme de la curia regis capétienne sur la mouvance française.

Expédions rapidement cette deuxième remarque : elle est notable simplement parce qu’elle montre que, suivant le moment où nous nous situons, l’Etat n’a pas le même caractère, ou n’existe pas de la même façon. En fait, en 1200, nous voyons les Capétiens essayer de raffermir leur droit, de s’emparer de tel ou tel fief, de renforcer la symbolique de leur supériorité sur les maisons françaises non royales. Ce travail, souvent décrit comme « la construction de l’Etat », a l’avantage de nous montrer que ce pouvoir souverain doit progresser au milieu d’une multitude d’autres objets qui ne se soumettent pas forcement à lui, et qu’il ne réussit parfois à utiliser que par compromis ou par accident. L’une des manières les plus intéressantes d’observer cela de manière comparative, c’est le point de vue de la propriété privée sur les richesses productives (terres, mines, forêts). Dans l’ordre des choses avec lequel ils devaient se dépêtrer, les Capétiens étaient confrontés à deux types de propriété privée très différentes : le fief et le bénéfice. Très, très sommairement : le fief appartenait en entier à une dynastie ou une famille seigneuriale (pas nécessairement aristocratique d’ailleurs) et ne pouvait revenir au roi que s’il tombait en déshérence (si la famille propriétaire s’éteignait totalement) ; le bénéfice est une possession de style viager, donnée en usufruit à un individu ou une collectivité. Le droit de propriété appartient alors à une autre entité (le roi, l’Eglise), qui, une fois le titulaire trépassé, pouvait le conférer à qui elle voulait. Or quoi que puisse dire Bodin, cette manière de faire n’était pas à la merci de l’Etat. Les Capétiens l’avaient trouvée en prenant le sceptre, ils en avaient usé du mieux possible, ils n’ont pu l’abolir, ni même ne l’ont voulu. Bien entendu, Bodin pourrait rétorquer qu’il avait pris soin d’indiquer que la royauté française n’était pas une « monarchie à la turque » (n.b.) et qu’elle était limitée par le droit naturel et le droit divin. Dieu, sans doute, n’a pas voulu la propriété privée, mais elle est apparue comme une nécessité, après la Faute, et elle a dès lors été protégée par le Décalogue (interdiction du vol). Par ailleurs, le Décalogue étant une expression de la loi divine compréhensible par la raison, fait donc partie du droit naturel. Ergo

En disant que la royauté française n’était pas une monarchie à la turque, Bodin se référait à l’idée selon laquelle cette monarchie là n’était limitée par aucun loi divine ou naturelle, et était le règne de l’arbitraire à l’état pur. Bodin (comme bien d’autres auteurs et jusqu’à Marx) supposait que la marque de l’Asie était notamment un moindre respect pour la propriété privée. Une telle perspective ressort encore une fois du jugement par variation : l’idéaltype est le style européen, si juste et élégant : ample pouvoir de faire, limité par le droit divin et le droit naturel. Mais évidemment, c’était ignorer la logique « turque », où le régime de la propriété privée obéissait à une forme de bénéfice, et où le fief n’existait pas. Tout y était domaine du prince, en nue-propriété, et des communautés, familles et individus, par usufruit révocable – et par tout il faut entendre les richesses foncières, y compris les mines et forêts, et les revenus fiscaux. Les richesses privées indépendantes du prince étaient donc marchandes, non foncières. Il en était de même en Chine, avec des arrangements différents – mais pas en Inde où le système des castes transformait le régime de la propriété privée, ou au Japon où existait un équivalent du régime féodal européen, ou encore en Afrique noire où la nue-propriété était non pas le fait du prince, mais celui de la communauté autochtone de droit… Chacune de ces sociétés avait sa propre idéologie du droit pour justifier cette organisation fondamentale : nous avons vu qu’en Europe occidentale, à l’époque de Bodin, c’était cette affaire aristotélo-thomiste de droit divin/droit naturel, qui allait évoluer vers l’actuelle idéologie des droits de l’homme. La Turquie, cependant, n’avait pas une « monarchie à la turque » et respectait une idéologie du droit de style sunnite, la Chine avait la sienne, et l’Inde, et le Japon, et l’Afrique.

Comme la guerre, le droit, ou plutôt l’idéologie du droit, est au-delà de l’Etat, agit sur l’Etat qui réagit sur elle. L’Etat-nation est une conséquence de la manière dont la guerre et l’idéologie du droit ouest-européen ont transformé l’Etat dynastique ouest-européen. Si, par ailleurs, des Etats comme celui du Niger ne correspondent pas à l’idéaltype wébérien, c’est bien parce que l’idéologie du droit dont ils dérivent n’est pas uniquement d’origine ouest-européenne. Et au fond, se rappeler ce petit fait est la meilleure manière d’analyser, voire de prédire les crises dans des contextes comme celui du Niger – où la richesse ne peut être que commerciale, et où les contrats d’Etat sont, pour certains du moins, la seule manière d’atteindre les étages supérieurs de l’opulence. Dans les anciens Etats africains, qui étaient monarchiques, le commerçant pouvait craindre de perdre la faveur du prince ; dans un Etat, comme celui du Niger, qui prétend au gouvernement démocratique, la crainte est inédite : c’est celle de perdre la faveur du peuple, ou de ceux qui le manipulent. On peut imaginer ce que peut tâcher de faire le commerçant favorisé pour maintenir ses privilèges! En dépit des pressions des Occidentaux, en tout cas, l’Etat du Niger ne parvient pas (et, je pense, n’essaie même pas) de transformer radicalement le régime de la richesse foncière privée, qui reste largement dans la logique de la vieille idéologie du droit africain, nuancée par l’influence islamique. Il n’y a pas là de souveraineté qui tienne…

Quittons maintenant ces aridités philosophiques.

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