Sunday, November 16, 2008

Etat: Sect.1. Illustration 3: Leçon des arpents de sable

Sur le dernier Saturday Night Live (émission de satire politique très populaire aux Etats-Unis) de la campagne électorale, Colbert (qui joue souvent au Républicain démeuré) reçoit un invité noir, lui serre la main et lui demande : « Is racism over now ? » « Le racisme est-il fini maintenant ? » La question cryptique (mais évidente, puisqu’il s’agit de satire) était, bien entendu : « Et maintenant, allez-vous cessé de nous accuser d’être racistes ? » « Non, mais… », fut la réponse. Malheureusement, une élection, même au centre du monde, ne suffit pas à éteindre un fantasme aussi ancien et enraciné dans les cultures de tous les peuples hors d’Afrique sub-saharienne que le racisme négrophobe (et bien entendu, même en Afrique sub-saharienne, on peut se demander si ce racisme négrophobe, littéralement « contre la couleur noire », au-delà du concept racial négatif que cette couleur confère par ailleurs, n’est pas présent – en particulier chez les populations ayant un contact prolongé avec les peuples « clairs », comme les habitants ruraux et citadins du Sahel et les populations urbaines du reste du sous-continent…). La question raciale, aussi importante soit-elle, occulte en fait une autre question, qui est celle de l’identité et de l’unité nationale. La satire est satire parce qu’elle fait facétie de quelque chose qui est d’un sérieux mortel. L’urgence, dans la question satirique de Colbert, est de savoir si les Etats-Unis sont enfin vraiment unis. A cause de la couleur de peau et de l’apparence négroïde (lèvres épaisses, cheveux crépus et tout le reste), toute une population a été mise en marge du marché national et du processus politique national. La nation existe par les liens qu’elle crée entre les personnes, puisqu’elle n’est pas, comme le pays, une entité naturellement déterminée. Ces liens sont fiduciaires : ils existent parce qu’on y croit – mais on y croit aussi sur la base de certaines réalités fondamentales : le fait de pouvoir attendre de la part du compatriote un certain type de traitement qui implique un sens d’égalité, une certaine affection ou compréhension se traduisant par la patience et la solidarité, un certain respect. Ces choses sont généralement muettes mais sensibles. Après la période des luttes pour les droits civils, dans les années 60, les Noirs des Etats-Unis ont fait tomber l’expression légale de leur marginalisation, l’Apartheid américain. Mais le niveau profond, celui du sentiment d’égalité, d’affection et de respect, ne fut guère atteint, et une majorité de Blancs continua à considérer, en dépit de la loi, les Noirs comme inférieurs, nourrissant à leur égard des préjugés qui les empêchaient de leur donner les chances qu’ils donneraient sans y penser à d’autres de leurs compatriotes. Du coup, les Noirs restèrent en fait marginalisés, mais sans même avoir la possibilité de pointer un doigt accusateur contre ce fait, puisque, légalement, ils étaient, en apparence, traités comme les autres Américains. Ce que leur mésaventure leur apprit, c’est qu’on ne peut séparer la loi du sentiment. Si la loi n’est plus raciste, mais que le sentiment raciste demeure une force essentielle derrière la loi, alors, peu importe, la loi sera raciste – elle se violera elle-même. L’élection d’Obama semble signaler qu’il y a eu un progrès cette fois au niveau du sentiment. « Non, le racisme n’est pas fini, mais il y a un progrès décisif. » L’élection d’Obama n’est en effet pas la fin de quelque chose : elle est le début de quelque chose…


Ce quelque chose, on le voit tout de suite, ne concerne pas que les Etats-Unis. Il concerne, au moins, tous les pays dotés d’une démocratie représentative ou des populations sont marginalisées de façon plus ou moins similaire – en Europe occidentale, et même en Afrique.


Pourquoi « et même » ? Tout le monde sait que l’Afrique est le continent du tribalisme. Par conséquent, il n’y a rien de surprenant à ce que ce problème précis s’y pose de façon particulièrement visible. Ah, oui, mais…


Bon, l’an dernier, Raila Odinga, qui appartient à la même ethnie qu’Obama (les Luo) fut floué de façon on ne peut plus sanglante de sa victoire présidentielle par la coterie Kikuyu qui se goberge dans l’entourage de Mwai Kibaki. On peut supposer qu’Obama, s’il était resté au Kenya, n’en aurait jamais pu devenir le président.


Mais il est facile de simplifier, quand il s’agit de l’Afrique, généralement en se laissant aller à ces jugements qui donnent l’impression qu’il n’y a là, comme nous l’a rappelé récemment le président Sarkozy, aucun « mouvement de l’histoire ». L’Afrique est le continent du tribalisme ; en Afrique, un président fait ce qu’il veut. Présent éternel implicite, éternel retour… Cela choque mes instincts empiristes. Reprenons Mwai Kibaki : a-t-il vraiment fait ce qu’il veut ? Il a tâché, mais y est-il parvenu ? Selon son plan, il devait rester président du Kenya, avec pouvoir complet pour satisfaire son entourage, une coterie dont le « core membership » relève de l’ethnie Kikuyu, mais avec naturellement des alliés d’autres groupes. Kibaki avait contre ses plans le processus constitutionnel, qui favorisait son rival Odinga. Mais il ne pouvait rien contre le processus constitutionnel, détail empirique qui devrait attirer l’attention de tout celui qui juge des choses à partir des faits, et non des préjugés. Pour flouer la loi constitutionnelle, il fit appel aux sentiments. Les Kikuyu avaient des querelles avec les Luo, qui allaient même au-delà des questions de « partage du gâteau national », qui avaient trait à des choses des mœurs, telles que la circoncision (peu pratiquée par les Luos, et que les Kikuyu auraient voulu leur imposer… Oui, une querelle byzantine autour du prépuce…). Chacun a son barbare : pour les Blancs, c’est le négro-africain, pour le Kikuyu, c’est l’incirconcis… A côté de ces différences de mœurs, il y a le fait que la démocratie apporte toujours avec elle des divisions extrêmement délicates à gérer. Des analystes kenyans disent qu’il y avait beaucoup moins de tribalisme à l’époque du gouvernement autoritaire que sous le régime démocratique (le mouvement de l’histoire a ses surprises). Normal, puisque les partis politiques, même lorsqu’ils veulent proposer des projets fondés sur l’unité politique (comme il se doit) ne peuvent échapper aux identités politiques anciennes : il faudra faire là-dessus un travail d’érosion qui prendra du temps (surtout au rythme où on va). En attendant, Kibaki dut cultiver les Kikuyu, en s’appuyant sur des dates de l’histoire du Kenya qui sont symboliques pour eux, et en leur réservant des faveurs et des opportunités économiques. Une bonne partie de ces faveurs n’est du reste que pure apparence, puisque ses ressources ne sont pas illimitées : mais la faveur apparente est une promesse et une marque de partialité dont on peut se satisfaire, et dont ceux qui en sont exclus peuvent s’irriter.


Bref, pour flouer le processus constitutionnel, Kibaki (qui n’est pas un monarque absolu doté du « bon plaisir ») dut agiter une tourbe de sentiments, tout en donnant à la police l’ordre de violer la loi. Il y eut les violences qu’on sait, Kibaki en sauva son fauteuil présidentiel, mais Odinga devint premier ministre, prenant ainsi la réalité du pouvoir d’Etat, et la coterie Kikuyu tomba.


On n’a pu vraiment se réjouir de cette histoire, quoiqu’elle marque un progrès dans l’histoire du Kenya, à cause de la manière dont c’est arrivé. Mais il y a peu de progrès qui se manifestent de façon aussi printanière et « papier glacé » que la victoire d’Obama ou la libération de Mandela. En général, on avance dans la gadoue… Sanglante de préférence.


Au Niger, nous allons à notre tour patauger dans la gadoue (quoique je sois certain – certitude qui n’est peut-être que l’illusion de l’espoir – qu’il n’y aura pas de sang, étant donné ce que je sais du « caractère nigérien », du moins au sud).


Notre président, Tandja, approche de la fin de son mandat, et c’est une fin terminale. Un article de la constitution limite les mandats présidentiels à deux, et c’est un article extrêmement bien protégé, en fait, irrévisable. Mais Tandja a, tout comme jadis Kibaki, autour de lui une coterie – cette fois non pas tout à fait ethnique, mais disons ethnorégionale, « haoussa de Zinder ». Cette coterie, qui a profité sous sa présidence d’énormes opportunités, et qui a placé des pions à tous les niveaux de l’appareil d’Etat pour conduire ses affaires, est terrifiée par les conséquences du « spoil system » de l’alternance. Elle fait donc pression sur Tandja pour bloquer le processus constitutionnel et rester au pouvoir, on l’imagine, indéfiniment.


Depuis deux ans, Tandja a commencé des manœuvres pour exécuter ce plan. Il a d’abord fait tomber le gouvernement, puis il a réussi, sous un prétexte futile, à jeter en prison le propre président de son parti, qui était son premier-ministre. Il faut marquer ce détail, car j’y reviens. Il a noué alliance avec la république de Chine, pour qu’elle le gratifie d’éléphants blancs (un barrage sur le fleuve Niger, un second pont à Niamey, une raffinerie de pétrole à Zinder, toutes choses dont on n’a pas vu encore la fin et qui, en dehors du pont, ne paraissent ni raisonnables, ni réalistes). Il a posé des premières pierres en grandes fanfares. La Chine lui a ouvert des coffres, et il finance une campagne souterraine pour amener les députés et les notables à appuyer ses ambitions.


C’est, on le voit, une œuvre de longue haleine, et relativement propre. L’objectif – renverser la constitution du Niger – est certes des plus malsains, mais les procédés sont prudents et processifs, et mûrissent depuis des années. Les analystes nigériens ne peuvent d’ailleurs s’empêcher d’admirer ce « machiavélisme », tout en le déplorant.


Mais évidemment, ici comme ailleurs, on ne peut combattre la loi sans faire appel aux sentiments. Il semble que c’est une loi de la politique.


Tout comme la coterie kikuyu de Kibaki, la coterie zindéroise de Tandja n’est pas exclusive. Mais ses bases sont ethno-régionales, et on y retrouve donc le même complexe d’hostilité et de rancune que dans le cas kenyan. La cible des Zindérois, ce sont les Zarma-Songhay, à qui ils font des reproches « sur les mœurs » (femmes trop libres, société peu déférente, refus obstiné d’apprendre la langue haoussa, et tant et plus) et sur l’histoire (« ils » ont reçu la capitale de la colonie en 1926, alors qu’elle était d’abord à Zinder, « ils » ont dirigé le pays de 1960 à 1991 : à propos de cette histoire de capitale, j’ai entendu une fois, dans une cour de ministère, à Niamey, des étudiants haoussa (mais je ne sais de quelle région) dire à forte voix que bien que la capitale n’était pas chez eux, « ils » allaient l’envahir au point d’en faire une ville haoussa. Leur haut ton était destiné à choquer les éventuels zarma-songhay des alentours, mais je songeai que comme ils parlaient en haoussa, ils manquaient sans doute leurs cibles putatives : en tout cas personne autour d’eux ne réagit. Néanmoins, le degré de souffrance d’orgueil qu’une forfanterie aussi inutile impliquait me fit faire de longues et tristes réflexions.)


Ce que ce discours révèle d’ailleurs, c’est une autre source du problème. Si nous en revenons au racisme blanc, aux Etats-Unis, la plupart de ceux qui le commentent l’expliquent à travers l’esclavage : pour justifier l’asservissement des nègres, il fallait les dénigrer (ok, j’ai fait exprès d’employer ces mots à cause de l’allitération). Mais des analyses plus profondes expliquent que dans le fond, il s’agissait surtout de la création d’identité. L’identité de la « blancheur » a besoin de celle de la « noirceur », et pour retirer du sens de son identité un plaisir sublime et immatériel (d’un genre apparemment nécessaire à la plupart des gens), il fallait trouver des gens à rabaisser : noirs, juifs et autres. S’il n’y avait pas eu de Noirs, en d’autres termes, il y aurait eu quelqu’un d’autre. Cela veut dire certes qu’à cause des Noirs, les Blancs ont dû construire leur identité d’une certaine façon bien précise. En observant les manières africaines des Noirs, et en les stéréotypant, on obtient une certaine image contre laquelle, par contraste, on construit la sienne de manière positive. Si les Noirs sont « émotifs », les Blancs doivent être « rationnels ». Du coup, les Blancs, pour confirmer cette image d’eux-mêmes, rechercheront toujours, chez le Noir, son émotivité, et la mettront en épingle. Un Noir « rationnel » les perturbera. Pour comprendre toute cette dialectique, je recommande de voir le film In the Heat of the Night de Norman Jewison, avec Sydney Poitier. Poitier y joue le rôle d’un inspecteur de police noir qui doit enquêter sur un meurtre, dans le Sud, le Sud « d’avant », le Sud Apartheid. Le contraste (sans doute voulu par Jewison) entre le self-control total, « obamesque » en fait, de Poitier et l’émotivité incontrôlée des Blancs alentour est la principale épice du film : mais à la seule fois où Poitier s’excite, juste quelques secondes, son collègue blanc le regarde soudain différemment et lui dit : « Alors, tu es comme le reste… » C’est ce que j’appelle malveillance : le refus de voir la beauté de l’être de l’autre (tiens, une autre allitération !)


Cette malveillance existe évidemment toujours partout. Les gens ont besoin, comme disait Sartre, qui aimait aussi les allitérations, de « s’opposer pour se poser ». C’est quand elle se systématise en idéologie qu’il faut la craindre, c’est alors qu’elle devient « racisme » ou «ethnicisme ». Au Niger, cette malveillance est la plus poussée dans ce pays de Zinder (on lui oppose souvent un répondant zarma-songhay, centré sur Dosso, mais il semble que les gens de Dosso répondent en effet à Zinder, et ne montrent guère d’hostilité à l’égard d’autres populations haoussa). L’exemple le plus curieux que j’en ai reçu récemment provient d’un ami sénégalais qui vint me rendre visite il y a quelques temps, en prenant le bus depuis Dakar. A partir de Ouaga, le bus se remplit de Nigériens. Installé à côté de l’un d’eux, il noua conversation. Le Nigérien lui demanda où il se rendait au Niger, et il lui répondit « Niamey ». Sur quoi le Nigérien crut bon de l’avertir que les populations de cette région, « les Zarma », sont des sauvages et des butors, et qu’il lui conseillait de ne point s’y éterniser, mais plutôt de venir à Zinder où les gens sont très bien élevés et très hospitaliers. Ce qui frappa mon ami sénégalais, c’était surtout le ton de colère et l’insistance avec lesquelles ces choses étaient dites. Mais voici qui est intéressant encore : à un arrêt, par curiosité, il adressa la parole à un autre jeune nigérien, et lui apprit ce que l’autre lui avait dit. Ce dernier se contenta de sourire et de dire : « Il est de Zinder. » Lui-même était zarma-songhay, mais s’abstint de commenter.


En soi, tout ceci ne tire guère à conséquence, en dehors du fait d’empoisonner de temps à autre l’atmosphère au Niger. Comme au Kenya ou dans le Sud américain, le potentiel de violence physique n’est pas absent. Il y a, à Niamey, une maison où se réunit un club de Zindérois, qui l’appellent plaisamment « Kigali ». Mais tant que ces choses ne sont pas « politisées », i.e., utilisées pour flouer la loi, il faut, comme Figaro, se presser d’en rire de peur d’être obligé d’en pleurer. Malheureusement, c’est la pente prise actuellement par Tandja, et dont le symbole le plus éclatant est l’emprisonnement de son ancien premier-ministre qui, juste avant que cela se fasse, fit une conférence de presse où il dit en gros : « Je vais en prison parce que je suis zarma-songhay, et Tandja et ses amis ne veulent pas qu’il y ait un zarma-songhay à la tête de l’Etat. Pis, il voudra s’éterniser. » A l’époque, on se pressa de rire de ceci, bien qu’on savait qu’on pourrait en pleurer. On voulut croire qu’il parlait par dépit, et on l’a du reste toujours accusé de parler trop. Aujourd’hui, on se dit qu’il avait raison, que cela est une injustice, que cela divise les Nigériens. (Si, en effet, le but avait simplement été d'éviter le spoil system résultant de l'alternance partisane, il n'y aurait eu aucune raison de faire tomber le premier-ministre, président du parti du chef de l'Etat et excellent organisateur de campagnes électorales: son ethnicité était donc en cause, et la source de cette violence manifestement irrationnelle est le prurit zindérois).


Le problème de Tandja est donc le suivant : il veut flouer la loi constitutionnelle sans violence, en créant les conditions d’un plébiscite ; il fait donc distribuer de l’argent pour organiser des manifestations l’appelant à présenter sa candidature ; il arrose les députés pour les incliner vers ses désirs ; il favorise un débat artificiel (puisqu’on n'est pas en état de crise) sur l’adoption d’un nouveau système politique ; il n’ose encore se prononcer, mais les griots et les bateleurs s’agitent pour lui. Cependant, le fond du problème est qu’il fait tout ceci non pour l’unité politique du Niger, mais pour maintenir la coterie zindéroise dans ses privilèges et ses opportunités. Cette vérité commence à se faire jour.


C’est tout de même curieux. Il est toujours imprudent, et généralement pénible, de flouer la loi constitutionnelle, lorsqu’elle vient à la vie (je ne parle pas de situations comme celles qui prévalent au Togo ou au Gabon). Mais en Afrique, nos présidents s’y essaient encore toujours, et ce m’est une énigme. Obasanjo s’y est cassé les dents il y a deux ans, Kibaki n’y a réussi qu’au prix d’une victoire à la Pyrrhus, mais Tandja ne voit pas cela comme une leçon. Il tient à nous infliger cette épreuve. Je crois que, dans le fond, c’est un problème de générations. Certes, il y a le prurit zindérois, ce désir de s’enfermer dans sa langue et dans une vision monolithique de sa culture, que je remarque même chez des jeunes gens de cette région. Cependant, une enquête empirique révélerait peut-être que le prurit est en déclin : les réponses sur l’unité nationale d’un sondage sur des questions diverses, que j’ai aidé à organiser au Niger, sur les étudiants de l’université de Niamey, montrent que, toutes régions confondues, ils ont tendance à croire que la démocratie a renforcé l’intercompréhension ethnique. Mais Tandja et son entourage appartiennent à une génération (nés dans les années 30 et 40) qui a grandi sous divers régimes autoritaires (y compris colonial) et qui tend à considérer l’organisation démocratique avec le cynisme de qui en a vu d’autres. Ils ne lui donneront pas la chance de faire son œuvre, parce qu’ils n’y croient pas. Sans illusions, et préoccupés de leurs avoirs, il leur reste à corrompre qui est corruptible, et à manipuler les sentiments des « masses » pour organiser leur « coup ». Le sentiment – ce que, dans ma thèse en cours de rédaction, j’appelle la subjectivité – est cependant le fondement dernier des Etats, et c’est une marque insigne de légèreté et d’inconséquence que de les mettre à nu.


Ah oui, la leçon de cette illustration, je viens de la donner : « Le sentiment est le fondement dernier des Etats. » J’y reviendrai.


Note : le Niger étant un pays dont on ne parle pas (sauf quand il s'agit de Touaregs, comme me l'a fait remarquer une fameuse amie), on peut à la fois se réjouir, et déplorer, le fait que les manigances dont je viens de faire état ne soient guère connues. S’en réjouir, car « c’est trop la honte », et déplorer car il y a alors trop peu de pressions extérieures.


D’autre part (et cela est tout à fait une digression), on aura noté l’effet de la puissance chinoise qui, partout en Afrique, renforce les tendances autoritaires. Mais avant de flageller la Chine, il faut se rappeler la canaillerie particulière de l’Occident, qui consiste en ceci : nous ayant encouragé à adopter l’organisation démocratique – et au Niger, le terrain est extrêmement favorable – ils nous promirent, en retour, un traitement décent, qui nous permettrait d’aller de l’avant. Au lieu de quoi, ils nous accablèrent d’un ajustement structurel punitif, continuèrent à nous exploiter de manière éhontée (France) et s’abstinrent de chercher toute occasion d’investissement dans notre marché rabougri (Etats-Unis). En démocratisant, nous devînmes en fait plus pauvres ! La vérité est qu’aucun régime, démocratique ou autoritaire, ne survit à l’échec économique. On ne se nourrit pas seulement de principes, et il faut bien vivre. Avant de sortir les vérités éternelles sur les « présidents africains », et bien que je n’essaie pas d’absoudre Tandja (au contraire), il faut voir que si l’Occident avait vraiment voulu assister notre démocratisation, il aurait pu le montrer très facilement : mais la « malveillance » (litote) occidentale à l’égard d’un pays africain a joué son éternel jeu (et là, oui, j’ai bien peur en effet qu’il ne s’agisse d’une vérité éternelle, ou du moins, de plusieurs siècles !) Dans le sondage auquel j’ai tantôt fait allusion, pratiquement tous les étudiants ont répondu « non » à la question, « pensez-vous que l’Occident aide la démocratie au Niger ? » Ils savent. La Chine ne l’aidera pas non plus, et si Tandja réussit son coup, cela ne transformera pas l’économie du Niger (la coterie zindéroise et ses alliés deviendront seulement encore plus riches). Et les Nigériens savent cela aussi. Mais tel est notre état, en Afrique : des pays qui n’ont aucune bonne option.


(Au fait: si Voltaire a appelé le Canada des arpents de neige, on se rappelera qu'au sujet du Niger , une observation cruelle, contrastant la main-mise de l'Angleterre sur les riches et populeuses contrées du Nigeria à la saisie française du Niger, disait qu'il fallait laisser le coq gaulois gratter les sables du désert... Le titre de ce postage n'est donc pas "far off".)