Tuesday, November 25, 2008

Parenthèse: petit point sur la guerre perpétuelle eurasiatique

Je sens que je dois quand même définir mieux, avant de conclure le propos à ce sujet, ce que c’est que cette guerre perpétuelle eurasiatique. Ce fut une énorme aventure…


Il y eut des aventures qui durent paraître splendides, au moment où elles se produisaient, splendides en grande partie parce que riches d’avenir, mais qui traçaient en fait un itinéraire vers des sables où plus aucun regard ne se jettera, à moins que le cours des choses ne prenne soudain un brusque détour pour leur donner un nouveau sens. J’ai toujours été fasciné par ces avortements : qu’auraient fait les dynasties scandinaves des jalons qu’elles posaient, entre la Dalécarlie et le Labrador, d’un Etat boréal, puissance des neiges, morte née ? Quelles races auraient pu émerger des marmites que Byzance mettait sur le feu, de l’Adriatique à l’Euphrate ? Ces épisodes furent des marges de l’histoire, apparemment. Ennuyé de s’être engagé à dérouler le ruban du déclin de l’Empire romain jusqu’à son terme, jusqu’en l’an 1453, lorsque Byzance enfin cessa de résister aux forces d’une vie supérieure, Gibbon avertit « le fort patient lecteur, qui compte que trois énormes volumes ont déjà été consacrés aux événements de quatre siècles » et pourrait s’alarmer « de la longue perspective de neuf cents ans » qu’il ne s’étendra guère sur les annales de Byzance. En effet, il préfère la chronique des croisés et encore plus, l’essor triomphal de l’empire musulman, dont il dépeint les progrès avec l’enthousiasme qu’il aurait sans doute mis à écrire une histoire de l’essor et de l’apogée de l’Empire romain, plutôt que celle de son déclin et de sa chute. Cette partie du livre de Gibbon peut d’ailleurs être lue comme une histoire des origines de la guerre du méridien eurasiatique. C’est ici que se nouent les causes de cette guerre : la Méditerranée, cette mer romaine, puis romano-chrétienne, qui était, pour l’Europe, le boulevard de l’Asie – pays de l’or, de l’argent, des épices, des arts, des métiers, de la religion et du roman – allait-elle être dominée par les chrétiens, par les musulmans, ou par les deux simultanément ? La guerre, dit une maxime trop célèbre, est la politique par d’autres moyens : peut-être est-elle plus simplement ce qu’on a toujours cru, la faillite de la coopération, l’impuissance de la diplomatie ? On aurait pu imaginer un grand concordat signé vers 1450, pour organiser le commerce méditerranéen, mais il n’a pu se faire, non pas d’ailleurs nécessairement à cause de la question religieuse. L’hypothèse de Henri Pirenne, dans Mahomet et Charlemagne (exemplaire gratuit disponible ici), c’est que l’empire musulman (sous ses divers avatars, omeyyade, abbasside, ottoman) s’est intercalé entre l’Europe occidentale et l’Asie, entre l’époque du Prophète et celle de Charlemagne. Pirenne décrit avec efficacité les effets de cet événement : le tableau d’une Europe occidentale inconnue, très orientale dans sa nourriture épicée, dans sa civilisation matérielle inspirée des productions et du travail asiatiques, continuant d’ailleurs par là (ce qui n’est donc guère étonnant) sur la lancée de l’empire romain. Les musulmans, en occupant la Méditerranée par les blocus, la piraterie et généralement une politique commerciale hostile, coupèrent le cordon ombilical. Les Européens commencèrent à manger les choses plus fades, plus locales, qui ont créé leur gastronomie actuelle, l’or et l’argent se firent plus rares, au profit du fer et du cuivre, les seigneurs féodaux damèrent le pion aux traitants qui formaient jusque là une élite sociale demeurant encore dans des villae (les fermes des Romains, grandes exploitations agricoles employant des esclaves et organisées autour de demeures suivant plus ou moins le style architectural méditerranéen : colonnades, usage du marbre, etc. : c’est de ce mot que vient le vieux français « villain » qui signifia « paysan », à mesure que les esclaves se transformaient en agriculteurs féodalisés, plus ou moins libres, au long de l’effondrement du système antique) et des domii (résidence urbaine).


Ce diptyque saisissant, retraçant minutieusement le contraste de deux civilisations très différentes se succédant dans l’espace de deux siècles tout au plus, dans les mêmes régions du monde, est très convaincant : assurément, quelque chose s’est passé. Mais il ne peut simplement s’agir de l’occupation ou du dérangement de la Méditerranée par les musulmans. Ce qui s’est passé, c’est (à mon avis) ce que j’ai noté à la fin de ma lecture de Pirenne, il y a des années de cela : « La thèse de Pirenne est que les musulmans ont coupé l’Europe de l’Asie : mais je ne crois pas que c’était là leur intention. C’est une manière de comprendre et de présenter la chose qui est trop rétrospective. Ce qu’il fallait dire, c’est que la Méditerranée, ou le système méditerranéen est entré, à cette époque, dans une crise d’organisation. Il lui manqua tout d’un coup un Etat ou un système d’Etats capables de faire pont, et ceux qui s’efforcèrent le plus de résoudre ce problème, ce furent bien les musulmans. »


Un vide s’était créé, et il fallait le combler. La seule manière qui parut vraiment efficace de le faire, c’était de recréer la géographie de l’Empire romain : et telle était visiblement toute la poussée de l’Empire ottoman. L’investissement de cet Etat dans la maîtrise de la mer était proverbial, au sein du monde musulman. En 1548, Kanun Sulayman (Souleymane le Législateur – le « canonique » – connu en Europe comme Soliman le Magnifique) envoya des émissaires servir de médiateur dans une querelle entre le sultan sadite du Maroc et un autre prince maghrébin. Les envoyés ottomans commirent la faute d’étiquette – normale cependant dans la perspective du noble Etat – d’appeler le Sadite « Shaykh al Arab », « chef de clans arabes ». Dans une repartie orale (quand même) le Sadite qualifia Sulayman de « sultan des pêcheurs et des barques », réponse intéressante en ce qu’elle met l’accent sur la principale caractéristique militaire du noble Etat au temps de sa plus grande puissance, ses forces navales. Mais au fond, la religion ne comptait pas trop dans cette ambition, même si on peut mettre l’accent sur le devoir califal de protection du monde sunnite dont les sultans ottomans se sentaient imbus (cela était tout à fait comparable à l’idéologie du saint empire romain germanique côté chrétien : mais les sultans ottomans étaient plus puissants que les empereurs germaniques, leur Etat étant une pièce solide et vivante).


Ce qui comptait, c’étaient les tiraillements qui s’établirent entre l’ambition impérial des Ottomans, les menées de certains Etats italiens (Gênes et surtout Venise) pour garder une main indépendante sur les importants canaux commerciaux qu’ils contrôlaient, et l’histoire compliquée qui se tissait autour de la Sicile (d’abord lieu symbolique d’une « coopération islamo-chrétienne » sous le gouvernement des Normands de la maison de Hauteville, puis possession d’un prince royal français, Charles d’Anjou, frère de Saint Louis, qui rêva de s’en servir comme plateforme pour s’emparer de Constantinople et rétablir la pourpre romaine, rêve qui s’effondra dans la tragédie dite des « vêpres siciliennes », enfin échéant à la maison d’Aragon au moment où elle s’acheminait vers la fusion conjugale avec la maison de Castille d’où naquit le royaume d’Espagne, et du coup, devenant une pièce maîtresse – avec Naples – de la politique méditerranéenne de l’Espagne, le plus formidable opposant que l’Empire ottoman ait rencontré dans sa quête de la maîtrise de la Méditerranée.) Dans ces tiraillements, la religion devenait un principe secondaire par rapport à la politique des Etats, qui créa le système d’alliances et de contre-alliances typique de la guerre perpétuelle. En dehors de Venise, qui était un acteur foncièrement opportuniste (sans doute à cause de sa faiblesse inhérente d’Etat commerçant et nain), nous avons en ce temps, en gros, un vortex où tournoyaient l’Espagne et les Habsbourgs, la France, l’Empire ottoman, avec, de part et d’autre, des intervenants marginaux, qui se réservaient encore pour des rôles indécis : Angleterre et Iran séfévide. (Nous sommes au XVI° siècle, siècle de Lépante – énorme bataille navale entre Espagnols et Ottomans – mais aussi de la déroute de l’Invincible Armada et de la création rapide, par les Shahs Ismaël et Thamasp, de l’Empire chiite d’Iran, sur le flanc asiatique de l’Empire sunnite des Ottomans). Il y avait deux ambitions claires de contrôle de la Méditerranée : celle des Espagnols, et celle des Ottomans. Et puis, il y avait les Français, sortis de la guerre de cent ans avec un Etat solide et d’un tenant, qui s’aventurèrent en Italie, par pur impérialisme, mettant la main sur la riche Lombardie et effrayant tout le monde dans la zone. Du point de vue espagnol, voilà un dérangement sur quoi il fallait mettre le holà. Du point de vue français, cet antagonisme espagnol devint une menace sérieuse lorsque Charles, roi d’Espagne, maître des Pays-Bas, devint empereur germanique et suzerain putatif de l’Italie. Devant cet enveloppement de toutes parts (nord, sud, est), le roi de France rechercha l’alliance de celui d’Angleterre (peu assurée, comme ce fut toujours le cas jusqu’en 1914 !) et surtout du sultan ottoman. La cause commune anti-espagnole eut du succès, y compris sur le plan commercial (Marseille devint le principal correspondant légal des marchands du Levant – Syrie, Liban – ce qui est à l’origine de la séculaire présence de la France dans ces parages). De son côté, le shah Abbas, le plus grand des souverains séfévides, rechercha activement l’alliance des princes européens contre les Ottomans. Il y eut bien de malentendus dans cet effort : Abbas supposa que le pape était l’empereur des chrétiens, comme il l’était de la mosaïque persane, et le cibla en priorité, ce qui amena les Européens à supposer qu’Abbas était un monarque catholique ou près de le devenir (le fait que l’histoire sacrée du chiisme ressemble par bien de côtés à celle du christianisme renforçait ces spéculations). J’ai parlé, dans un précédent essai, de la présence d’un Africain dans l’armée russe, au XVIII° siècle. Un autre destin, caractéristique de cette histoire est bien celle des frères Shirley (voir Robert Shirley, en costume de cour iranien, ci-contre), aventuriers catholiques anglais qui devinrent des officiers militaires et hauts fonctionnaires de l’Etat de Shah Abbas, à la fois liens avec les ennemis européens des Ottomans, et introducteurs de certaines techniques militaires européennes en Iran.


L’Espagne, de concert avec le Portugal, cherchait les moyens de nouer de nouvelles alliances formidables contre les Ottomans. Au moment des premiers assauts de ces derniers, les intellectuels chrétiens avaient supposé des possibilités en Afrique : le royaume du Prêtre Jean, référence imaginative à l’Etat chrétien d’Abyssinie (Ethiopie). Au XVI° siècle, ils s’engouèrent pour le Cathay (Chine) et le Cipango (Japon) dont des voyageurs italiens (Plan Carpin, Marco Polo) avaient fait des descriptions admiratives, et qu’on voulut croire soit chrétiens, soit convertibles au christianisme. Ce fut donc la ruée vers la Chine, par la circumnavigation de l’Afrique (Denis Dias, Magellan, Henri le Navigateur), et par la route de l’ouest (Christophe Colomb). Par cette recherche d’un mouvement de revers, les Ibériques venaient en fait d’enclencher une nouvelle histoire, d’abord indistincte de celle de la guerre perpétuelle eurasiatique, mais ensuite divergente et bientôt, ôtant toute importance principale à cette dernière et y mettant ainsi un terme : celle des guerres mondiales. Cela se fit en plusieurs séquences : la guerre de succession d’Autriche appartient encore presque entièrement à l’histoire de la guerre perpétuelle eurasiatique ; la guerre de Sept Ans est la première guerre mondiale – conservant encore cependant des liens déjà quelque peu anachroniques avec l’épisode précédent.


Mais c’est au confluent entre ces deux histoires que naît l’Etat moderne. C’est en passant d’une histoire à l’autre qu’on passe de l’Etat dynastique et aristocratique à l’Etat nation. On verra bientôt comment…

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